Search

Louvre Abu Dhabi : inauguré par Macron aujourd'hui, le musée est une arme géopolitique pour l'Emirat

Le 11 novembre, quatre-vingt-dix-neuf ans après la fin de la Première Guerre mondiale, à 5.000 kilomètres au sud de Verdun, au cœur de la région devenue à son tour la plus guerrière du monde, dans l'œil du cyclone ethnique et religieux le plus meurtrier du siècle, va s'ouvrir un musée universel des arts. Havre de paix et d'intelligence, concentration de beautés, ce musée portera le nom de Louvre Abu Dhabi, et c'est Emmanuel Macron qui va l'inaugurer mercredi.

Captant l'héritage de ses trois prédécesseurs comme on rafle la mise au petit matin d'une partie de poker exténuante, le plus chanceux des présidents de la Ve République incarnera ce jour-là, et alors qu'il n'y est strictement pour rien, la fierté des Français, qui n'ont pas tous les jours une telle occasion de sentir leur importance. A l'origine de ce projet spectaculaire, unique et quelque peu mégalomaniaque, comme s'il fallait toujours une violence primitive à la naissance de chaque merveille du génie humain, il y a une autre guerre.

De la Guerre du Golfe au 11-Septembre

C'était le 2 août 1990, les troupes de Saddam Hussein envahissaient le Koweït. Mauvaise surprise pour les "petites monarchies" du Golfe, qui découvrent soudain que le royaume d'Arabie saoudite, leur grand frère censé les protéger, en est en réalité incapable. C'était d'autant plus inquiétant qu'une menace autrement plus sérieuse se précisait de l'autre côté du Golfe, celle de l'Iran révolutionnaire et islamiste.

Après plus de 100.000 morts du côté irakien et 200 du côté de la coalition, le Koweït est libéré. Mais les petits pays du Golfe, le Qatar, Bahreïn et les Émirats arabes unis, dont Abu Dhabi est la capitale, vont devoir se tourner vers d'autres puissances mondiales, en l'occurrence celles qui protègent leur protecteur déficient et qui viennent de faire preuve de leur efficacité : les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. Trois protecteurs valent mieux que deux : on peut les mettre en concurrence et chacun peut fournir une protection particulière. Certes, la France a déjà des accords de coopération militaire avec les Émirats arabes unis. Mais les Français seront-ils prêts à mourir pour Abu Dhabi? Dantzig attend toujours…

C'est d'autant moins probable que les Français ne sont pas spécialement arabophiles. En cette fin de millénaire, quarante ans après la décolonisation, il règne encore au pays des droits de l'homme un racisme qu'on voudrait ordinaire mais qui s'est teinté de jalousie à l'arrivée de la "manne pétrolière". L'ennemi commun, c'est le terrorisme, on est d'accord, mais son caractère protéiforme le rend insaisissable. Entre les ayatollahs, les talibans, le Hezbollah, le Hamas, les salafistes, les wahhabites, les Frères musulmans, Saddam Hussein, Hafez El-Assad, l'incompréhension le dispute à la méfiance.

Face à cet Orient compliqué, les riches monarchies du Golfe se posent en championnes d'un Orient simplifié. Simplifié par l'argent du pétrole et du gaz, qui apportera aux populations belliqueuses le goût du luxe, la joie du sport, la paix par les arts, l'élévation par la culture… occidentale. C'est le pari des diplomates, le discours des politiques, le rêve des industriels. Et si on n'y regarde pas de trop près, ça semble en bonne voie. Un événement va tout compromettre.

Le 11 septembre 2001, deux avions de ligne se fracassent sur les tours du World Trade Center, à New York. S'il n'est pas question pour les dirigeants émiriens de s'excuser pour un acte dont ils nient vigoureusement la responsabilité, ils sont bien obligés de prendre en compte le fait que, parmi ces kamikazes d'un genre nouveau, on compte, à côté des Saoudiens, deux citoyens des Emirats arabes unis. Un long chemin reste à faire pour restaurer la confiance mutuelle.

L'opposition de Jacques Chirac à la seconde intervention en Irak place la France dans une position qui pourrait s'avérer profitable. La coopération économique, militaire, technologique va être renforcée, mais ça ne suffira pas, il faut plus d'échanges touristiques, sportifs, culturels. Il faut y aller à fond dans la culture. Et dans cette branche-là de la culture la plus accessible à tous : les arts. Et parmi les arts, les moins dangereux politiquement : les Beaux-Arts.

Main basse sur l'île de la félicité

A Abu Dhabi, tout ce qui relève de la culture, les financements comme les censures, passe par la Fondation culturelle. Équivalent d'un ministère, son bâtiment moderne, et même moderniste, fait face au palais Qasr Al Hosn, construit par la dynastie régnante des Al-Nahyan au XVIIIe siècle et que la famille a quitté en 1960 pour laisser la place à un musée, une bibliothèque, une salle de concert (un peu comme le Louvre, en fait).

Ce quadrilatère bientôt cerné de gratte-ciel, qui lui ferment l'accès à la mer, devient le centre névralgique de la vie culturelle de la capitale d'Abu Dhabi. Et c'est ici que va s'élaborer le projet du "district culturel" : sur les 27.000 hectares de l'île de Saadiyat ("la Félicité"), située à l'extrémité nord de la capitale, entre les terrains de golf, les centres commerciaux, les parcs à thèmes, les villas vue sur la mer, non loin du port de plaisance, on envisage de construire une kyrielle de musées, plus modernes et internationaux les uns que les autres. Accessoirement, mais ça n'est pas négligeable, ces musées vont concurrencer ceux du Qatar, qui ont acquis un grand prestige, notamment le musée d'Art islamique de Doha, conçu par l'architecte chinois Ieoh Ming Pei.

D'une ampleur autrement plus considérable, le projet de l'île de Saadiyat est porté par la jeune génération des dirigeants émiriens qui veulent aller encore plus loin et en finir définitivement avec les musées de papa, leurs dioramas ethnographiques et les vitrines à la gloire de l'artisanat local et des traditions populaires.

Derrière ce modernisme de bon aloi, c'est une autre pièce de théâtre qui se joue, plus classique, presque antique. Dès lors que la culture devient un enjeu politique et même géopolitique, il convient que la famille régnante en prenne le contrôle. Elle va le faire au détriment d'un autre famille noble, les Al-Suwaidi, qui, depuis les années 1960, dirigent la Fondation culturelle d'Abu Dhabi, elle-même animée par des artistes, des professeurs et des fonctionnaires, tous de la classe laborieuse, dite moyenne, issue des marchands et des pêcheurs de perles d'avant l'ère pétrolière, "le petit peuple des ports", comme le rappelle Alexandre Kazerouni dans "Le miroir des cheikhs", une thèse qui, au-delà de ses analyses brillantes, contient à peu près tout ce qu'il faut savoir sur les musées du golfe (éditée aux PUF).

Principal artisan de cette reprise en main monarchique : cheikh Abdallah ben Zayed Al-Nahyan, un des plus jeunes, mais le moins ambitieux des 19 fils que cheikh Zayed ben Sultan Al-Nahyan a eus avec ses six épouses. Cheikh Zayed est le fondateur des Émirats arabes unis en 1970, c'est le grand personnage d'Abu Dhabi.

A sa mort, en 2004, c'est son fils aîné, Khalifa, qui lui succède à la tête de l'émirat. Mais Khalifa est d'une santé précaire, et, très vite, c'est son frère cadet Mohammed qui va tenir les rênes, et personne d'autre. Il faut dire qu'il est, comme son jeune frère Abdallah, l'un des cinq fils de Fatima, l'épouse favorite de Zayed. Ce qui leur confère de grands privilèges.

Les protecteurs de l'Emirat

Né en 1961, doté d'une santé irréprochable, cheikh Mohammed, prince héritier d'Abu Dhabi, est nommé ministre de la Défense des Emirats arabes unis, ce qui va lui permettre d'accumuler une immense fortune par le biais des contrats d'armement et ainsi consolider son pouvoir.

Mais revenons au jeune Abdallah. Nommé ministre de la Communication et de la Culture à l'âge de 25 ans, désormais ministre des Affaires étrangères, c'est lui qui va présenter à son puissant grand frère Mohammed l'opération Saadiyat, telle qu'il l'a conçue. Je n'ai pas assisté personnellement à cette fraternelle entrevue, mais je sais comment ça se passe dans ces familles : Mohammed écoute, sans broncher. Attentif.

Avant même de parler de ce que ces musées vont contenir, Abdallah connaît déjà les noms des architectes qu'il veut engager : Norman Foster, Tadao Ando, Frank Gehry, Zaha Hadid, Jean ­Nouvel, que du solide, du confirmé, et ­judicieusement choisis. Avec Frank Gehry, se ­dit-il, Abu Dhabi peut refaire le coup du ­Guggenheim de Bilbao. En mieux, en plus grand, en plus ­contemporain.

Faire venir un million de touristes par an, créer des emplois, ouvrir l'esprit des citoyens à la culture occidentale, cheikh Mohammed n'a rien contre, mais il attend autre chose de son petit frère. C'est un moment décisif pour Abdallah, car lui aussi est ambitieux, ce n'est un secret pour personne qu'il est un des prétendants au titre de prince héritier. Or l'idée qu'il a est audacieuse, risquée, sacrilège par certains aspects. En même temps, elle doit pouvoir impressionner son monarque de frère :

– Un Louvre, annonce-t-il à voix basse.
Mohammed plisse les yeux. Et Abdallah se lance, d'une voix plus ferme :
– Un Louvre comme au Louvre de Paris, avec des nus, des Christs, des artistes juifs, des miniatures persanes, tous ces chefs-d'œuvre qui font l'admiration du monde.

Mohammed sourit. Il a compris. C'est l'idée qui va changer la face du monde. Car si les Français acceptent de créer ici, à Abu Dhabi, l'avatar de ce qu'ils ont de plus précieux, le symbole de leur patrimoine inaliénable et sacré, ils se trouveront dans l'obligation morale, politique et historique de le défendre. De telle sorte que, sans même qu'on le leur demande, en protégeant leurs biens, ils deviendront les protecteurs de l'émirat.
L'opération Saadiyat prend d'un coup une autre dimension. Ce qui se présentait comme une bonne œuvre en faveur des arts, et un miroir à touristes, devient une des manœuvres géopolitiques les plus astucieuses de l'Histoire. Un coup de génie à côté duquel le cheval de Troie n'est qu'un jouet d'enfant monté sur roulettes. Si les choses se passent comme elles sont présentées, Abdallah est le digne fils de cheikh Zayed. Et Mohammed a trouvé son prince héritier.

Reste à le construire, ce Louvre Abu Dhabi, et d'abord à convaincre les Français. Abdallah envoie cheikh Sultan ben Tahnun Al-Nahyan à Paris. Le 21 juin 2005, il rencontre le directeur du Louvre qui se montre réticent.
S'étant rapproché du Qatar en vue d'obtenir un mécénat pour ce qui était alors son grand projet, le département des arts de l'Islam à l'intérieur du Louvre, et par ailleurs engagé dans le futur Louvre-Lens, Henri Loyrette craignait que tous ces deux projets se marchent sur les pieds. Toujours est-il qu'il refuse la proposition d'Abu Dhabi. Cheikh Abdallah ne se décourage pas : il s'adresse à Philippe Douste-Blazy, alors ministre des Affaires étrangères, qui en parle à Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la Culture, et l'un comme l'autre diront que Jacques Chirac, auquel ils présentent l'affaire, est immédiatement enthousiasmé par l'idée d'un Louvre à Abu Dhabi.

Pas un président de la République française, de quelque bord politique qu'il soit, et même "de droite et de gauche", ne peut résister à une canonnade culturelle d'un milliard d'euros. Car c'est ce que le Louvre Abu Dhabi va rapporter à la France.

Le "musée universel" de Jean Nouvel

Il est bien entendu que le Louvre ne vendra rien aux Emirats arabes unis, pas le plus petit Corot, pas la moindre petite cuillère à kôhl : ses collections sont inaliénables, il ne fera que les prêter. Avec une habileté de grand clerc, le directeur du Louvre parviendra à détourner l'origine du projet, qui ne sera plus un musée d'art classique tel que l'avaient voulu cheikh Abdallah et les émiriens, mais "musée universel". Cela n'empêche pas la polémique d'éclater, au contraire. Elle est lancée par trois sommités de la culture : Françoise Cachin, Jean Clair et Roland Recht, qui clament que "les musées français ne sont pas à vendre" et que "sur le plan moral, l'utilisation commerciale et médiatique des chefs-d'œuvre du patrimoine national […] ne peut que choquer".

Les folliculaires internationaux s'excitent. La chose va quand même se faire. L'accord est signé à Abu Dhabi le 6 mars 2007, trois mois avant la fin du mandat de Jacques Chirac. "Sous Sarkozy, affirme Donnedieu de Vabres, ça ne se serait jamais fait." Dix ans plus tard, et après d'inénarrables péripéties autour du choix des œuvres, le Louvre Abu Dhabi est là.

À quoi ressemble-t-il? À une œuvre de Jean Nouvel. Ambitieuse et originale. À la mesure de l'intention de ses commanditaires : 8.600 m² d'expositions sur lesquels sont construits 55 bâtiments en partie couverts d'un dôme qui, avec ses 565 mètres de circonférence et ses 7.500 tonnes, culminant à 29 mètres au-dessus du sol, constitue l'attraction principale du bâtiment. Il aurait coûté 561 millions d'euros à construire. Il en coûtera aussi à entretenir.

À la seule vue des maquettes et des vidéos virtuelles, on se pose la question : cette dentelle d'acier surplombant cette médina lacustre, ce moucharabieh convexe ombrageant l'atrium des arts tout en l'aspergeant de lumières mouvantes, est-ce un dôme ou une coupole, un planétarium ou une soucoupe volante, un wok ou un saj pour faire cuire le markouk* ?

C'est un bouclier. Il protège Abu Dhabi contre les agressions de tout bord. Il le protège symboliquement, mais peut-être plus sûrement et plus écologiquement que le parapluie atomique français. Il protège aussi les œuvres qui sont à l'intérieur et qui constituent, en principe, sans faire injure aux architectes, l'intérêt principal d'un musée. Or, avec la vocation désormais universelle de ce musée hors norme, on ne peut plus se contenter d'exposer les œuvres du seul Louvre. Il sera donc fait appel aux plus grands musées français : Orsay, Beaubourg, Branly, Guimet… Il y en a treize.

Mais que recouvre cette notion d'universalité ? Et comment les premières œuvres qu'on sait avoir été achetées pour la collection permanente, comme un Mondrian, un Bellini, une Vierge à l'enfant en ivoire du XIVe siècle, joints aux prêts exceptionnels du Louvre, au premier rang desquels La Belle Ferronnière de Léonard de Vinci comment leur présentation va-t-elle échapper au soupçon dévastateur d'"universalité à la française" ? La mise en scène des œuvres et le propos des commissaires qui l'accompagne parviendront-ils à renouveler l'art muséographique et se hisser, comme on l'espère, à la hauteur et du bâtiment et des enjeux géopolitiques du Louvre Abu Dhabi?

Pour le savoir, il faut attendre non pas seulement l'inauguration par Emmanuel Macron, ni les commentaires des 400 journalistes venus du monde entier, mais la visite des mômes, français ou émiriens, pakistanais ou russes, musulmans, chrétiens ou juifs, qui regarderont ces œuvres, sans penser à la question de l'universalité de l'art, ni aux enjeux planétaires, encore moins au dialogue des cultures. Ils seront là, poussés ou attirés, contraints ou enchantés, et il y en aura forcément un, forcément une, qui va pleurer, rire, et crier à ses vieux : "C'est ça que je veux faire : artiste !" Alors, inch Allah, tout sera pardonné.

* Le saj est une large plaque de métal circulaire et convexe sur laquelle on cuit une galette à pâte de pain, très fine, le markouk.

Let's block ads! (Why?)

Read Again

Le 11 novembre, quatre-vingt-dix-neuf ans après la fin de la Première Guerre mondiale, à 5.000 kilomètres au sud de Verdun, au cœur de la région devenue à son tour la plus guerrière du monde, dans l'œil du cyclone ethnique et religieux le plus meurtrier du siècle, va s'ouvrir un musée universel des arts. Havre de paix et d'intelligence, concentration de beautés, ce musée portera le nom de Louvre Abu Dhabi, et c'est Emmanuel Macron qui va l'inaugurer mercredi.

Captant l'héritage de ses trois prédécesseurs comme on rafle la mise au petit matin d'une partie de poker exténuante, le plus chanceux des présidents de la Ve République incarnera ce jour-là, et alors qu'il n'y est strictement pour rien, la fierté des Français, qui n'ont pas tous les jours une telle occasion de sentir leur importance. A l'origine de ce projet spectaculaire, unique et quelque peu mégalomaniaque, comme s'il fallait toujours une violence primitive à la naissance de chaque merveille du génie humain, il y a une autre guerre.

De la Guerre du Golfe au 11-Septembre

C'était le 2 août 1990, les troupes de Saddam Hussein envahissaient le Koweït. Mauvaise surprise pour les "petites monarchies" du Golfe, qui découvrent soudain que le royaume d'Arabie saoudite, leur grand frère censé les protéger, en est en réalité incapable. C'était d'autant plus inquiétant qu'une menace autrement plus sérieuse se précisait de l'autre côté du Golfe, celle de l'Iran révolutionnaire et islamiste.

Après plus de 100.000 morts du côté irakien et 200 du côté de la coalition, le Koweït est libéré. Mais les petits pays du Golfe, le Qatar, Bahreïn et les Émirats arabes unis, dont Abu Dhabi est la capitale, vont devoir se tourner vers d'autres puissances mondiales, en l'occurrence celles qui protègent leur protecteur déficient et qui viennent de faire preuve de leur efficacité : les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. Trois protecteurs valent mieux que deux : on peut les mettre en concurrence et chacun peut fournir une protection particulière. Certes, la France a déjà des accords de coopération militaire avec les Émirats arabes unis. Mais les Français seront-ils prêts à mourir pour Abu Dhabi? Dantzig attend toujours…

C'est d'autant moins probable que les Français ne sont pas spécialement arabophiles. En cette fin de millénaire, quarante ans après la décolonisation, il règne encore au pays des droits de l'homme un racisme qu'on voudrait ordinaire mais qui s'est teinté de jalousie à l'arrivée de la "manne pétrolière". L'ennemi commun, c'est le terrorisme, on est d'accord, mais son caractère protéiforme le rend insaisissable. Entre les ayatollahs, les talibans, le Hezbollah, le Hamas, les salafistes, les wahhabites, les Frères musulmans, Saddam Hussein, Hafez El-Assad, l'incompréhension le dispute à la méfiance.

Face à cet Orient compliqué, les riches monarchies du Golfe se posent en championnes d'un Orient simplifié. Simplifié par l'argent du pétrole et du gaz, qui apportera aux populations belliqueuses le goût du luxe, la joie du sport, la paix par les arts, l'élévation par la culture… occidentale. C'est le pari des diplomates, le discours des politiques, le rêve des industriels. Et si on n'y regarde pas de trop près, ça semble en bonne voie. Un événement va tout compromettre.

Le 11 septembre 2001, deux avions de ligne se fracassent sur les tours du World Trade Center, à New York. S'il n'est pas question pour les dirigeants émiriens de s'excuser pour un acte dont ils nient vigoureusement la responsabilité, ils sont bien obligés de prendre en compte le fait que, parmi ces kamikazes d'un genre nouveau, on compte, à côté des Saoudiens, deux citoyens des Emirats arabes unis. Un long chemin reste à faire pour restaurer la confiance mutuelle.

L'opposition de Jacques Chirac à la seconde intervention en Irak place la France dans une position qui pourrait s'avérer profitable. La coopération économique, militaire, technologique va être renforcée, mais ça ne suffira pas, il faut plus d'échanges touristiques, sportifs, culturels. Il faut y aller à fond dans la culture. Et dans cette branche-là de la culture la plus accessible à tous : les arts. Et parmi les arts, les moins dangereux politiquement : les Beaux-Arts.

Main basse sur l'île de la félicité

A Abu Dhabi, tout ce qui relève de la culture, les financements comme les censures, passe par la Fondation culturelle. Équivalent d'un ministère, son bâtiment moderne, et même moderniste, fait face au palais Qasr Al Hosn, construit par la dynastie régnante des Al-Nahyan au XVIIIe siècle et que la famille a quitté en 1960 pour laisser la place à un musée, une bibliothèque, une salle de concert (un peu comme le Louvre, en fait).

Ce quadrilatère bientôt cerné de gratte-ciel, qui lui ferment l'accès à la mer, devient le centre névralgique de la vie culturelle de la capitale d'Abu Dhabi. Et c'est ici que va s'élaborer le projet du "district culturel" : sur les 27.000 hectares de l'île de Saadiyat ("la Félicité"), située à l'extrémité nord de la capitale, entre les terrains de golf, les centres commerciaux, les parcs à thèmes, les villas vue sur la mer, non loin du port de plaisance, on envisage de construire une kyrielle de musées, plus modernes et internationaux les uns que les autres. Accessoirement, mais ça n'est pas négligeable, ces musées vont concurrencer ceux du Qatar, qui ont acquis un grand prestige, notamment le musée d'Art islamique de Doha, conçu par l'architecte chinois Ieoh Ming Pei.

D'une ampleur autrement plus considérable, le projet de l'île de Saadiyat est porté par la jeune génération des dirigeants émiriens qui veulent aller encore plus loin et en finir définitivement avec les musées de papa, leurs dioramas ethnographiques et les vitrines à la gloire de l'artisanat local et des traditions populaires.

Derrière ce modernisme de bon aloi, c'est une autre pièce de théâtre qui se joue, plus classique, presque antique. Dès lors que la culture devient un enjeu politique et même géopolitique, il convient que la famille régnante en prenne le contrôle. Elle va le faire au détriment d'un autre famille noble, les Al-Suwaidi, qui, depuis les années 1960, dirigent la Fondation culturelle d'Abu Dhabi, elle-même animée par des artistes, des professeurs et des fonctionnaires, tous de la classe laborieuse, dite moyenne, issue des marchands et des pêcheurs de perles d'avant l'ère pétrolière, "le petit peuple des ports", comme le rappelle Alexandre Kazerouni dans "Le miroir des cheikhs", une thèse qui, au-delà de ses analyses brillantes, contient à peu près tout ce qu'il faut savoir sur les musées du golfe (éditée aux PUF).

Principal artisan de cette reprise en main monarchique : cheikh Abdallah ben Zayed Al-Nahyan, un des plus jeunes, mais le moins ambitieux des 19 fils que cheikh Zayed ben Sultan Al-Nahyan a eus avec ses six épouses. Cheikh Zayed est le fondateur des Émirats arabes unis en 1970, c'est le grand personnage d'Abu Dhabi.

A sa mort, en 2004, c'est son fils aîné, Khalifa, qui lui succède à la tête de l'émirat. Mais Khalifa est d'une santé précaire, et, très vite, c'est son frère cadet Mohammed qui va tenir les rênes, et personne d'autre. Il faut dire qu'il est, comme son jeune frère Abdallah, l'un des cinq fils de Fatima, l'épouse favorite de Zayed. Ce qui leur confère de grands privilèges.

Les protecteurs de l'Emirat

Né en 1961, doté d'une santé irréprochable, cheikh Mohammed, prince héritier d'Abu Dhabi, est nommé ministre de la Défense des Emirats arabes unis, ce qui va lui permettre d'accumuler une immense fortune par le biais des contrats d'armement et ainsi consolider son pouvoir.

Mais revenons au jeune Abdallah. Nommé ministre de la Communication et de la Culture à l'âge de 25 ans, désormais ministre des Affaires étrangères, c'est lui qui va présenter à son puissant grand frère Mohammed l'opération Saadiyat, telle qu'il l'a conçue. Je n'ai pas assisté personnellement à cette fraternelle entrevue, mais je sais comment ça se passe dans ces familles : Mohammed écoute, sans broncher. Attentif.

Avant même de parler de ce que ces musées vont contenir, Abdallah connaît déjà les noms des architectes qu'il veut engager : Norman Foster, Tadao Ando, Frank Gehry, Zaha Hadid, Jean ­Nouvel, que du solide, du confirmé, et ­judicieusement choisis. Avec Frank Gehry, se ­dit-il, Abu Dhabi peut refaire le coup du ­Guggenheim de Bilbao. En mieux, en plus grand, en plus ­contemporain.

Faire venir un million de touristes par an, créer des emplois, ouvrir l'esprit des citoyens à la culture occidentale, cheikh Mohammed n'a rien contre, mais il attend autre chose de son petit frère. C'est un moment décisif pour Abdallah, car lui aussi est ambitieux, ce n'est un secret pour personne qu'il est un des prétendants au titre de prince héritier. Or l'idée qu'il a est audacieuse, risquée, sacrilège par certains aspects. En même temps, elle doit pouvoir impressionner son monarque de frère :

– Un Louvre, annonce-t-il à voix basse.
Mohammed plisse les yeux. Et Abdallah se lance, d'une voix plus ferme :
– Un Louvre comme au Louvre de Paris, avec des nus, des Christs, des artistes juifs, des miniatures persanes, tous ces chefs-d'œuvre qui font l'admiration du monde.

Mohammed sourit. Il a compris. C'est l'idée qui va changer la face du monde. Car si les Français acceptent de créer ici, à Abu Dhabi, l'avatar de ce qu'ils ont de plus précieux, le symbole de leur patrimoine inaliénable et sacré, ils se trouveront dans l'obligation morale, politique et historique de le défendre. De telle sorte que, sans même qu'on le leur demande, en protégeant leurs biens, ils deviendront les protecteurs de l'émirat.
L'opération Saadiyat prend d'un coup une autre dimension. Ce qui se présentait comme une bonne œuvre en faveur des arts, et un miroir à touristes, devient une des manœuvres géopolitiques les plus astucieuses de l'Histoire. Un coup de génie à côté duquel le cheval de Troie n'est qu'un jouet d'enfant monté sur roulettes. Si les choses se passent comme elles sont présentées, Abdallah est le digne fils de cheikh Zayed. Et Mohammed a trouvé son prince héritier.

Reste à le construire, ce Louvre Abu Dhabi, et d'abord à convaincre les Français. Abdallah envoie cheikh Sultan ben Tahnun Al-Nahyan à Paris. Le 21 juin 2005, il rencontre le directeur du Louvre qui se montre réticent.
S'étant rapproché du Qatar en vue d'obtenir un mécénat pour ce qui était alors son grand projet, le département des arts de l'Islam à l'intérieur du Louvre, et par ailleurs engagé dans le futur Louvre-Lens, Henri Loyrette craignait que tous ces deux projets se marchent sur les pieds. Toujours est-il qu'il refuse la proposition d'Abu Dhabi. Cheikh Abdallah ne se décourage pas : il s'adresse à Philippe Douste-Blazy, alors ministre des Affaires étrangères, qui en parle à Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la Culture, et l'un comme l'autre diront que Jacques Chirac, auquel ils présentent l'affaire, est immédiatement enthousiasmé par l'idée d'un Louvre à Abu Dhabi.

Pas un président de la République française, de quelque bord politique qu'il soit, et même "de droite et de gauche", ne peut résister à une canonnade culturelle d'un milliard d'euros. Car c'est ce que le Louvre Abu Dhabi va rapporter à la France.

Le "musée universel" de Jean Nouvel

Il est bien entendu que le Louvre ne vendra rien aux Emirats arabes unis, pas le plus petit Corot, pas la moindre petite cuillère à kôhl : ses collections sont inaliénables, il ne fera que les prêter. Avec une habileté de grand clerc, le directeur du Louvre parviendra à détourner l'origine du projet, qui ne sera plus un musée d'art classique tel que l'avaient voulu cheikh Abdallah et les émiriens, mais "musée universel". Cela n'empêche pas la polémique d'éclater, au contraire. Elle est lancée par trois sommités de la culture : Françoise Cachin, Jean Clair et Roland Recht, qui clament que "les musées français ne sont pas à vendre" et que "sur le plan moral, l'utilisation commerciale et médiatique des chefs-d'œuvre du patrimoine national […] ne peut que choquer".

Les folliculaires internationaux s'excitent. La chose va quand même se faire. L'accord est signé à Abu Dhabi le 6 mars 2007, trois mois avant la fin du mandat de Jacques Chirac. "Sous Sarkozy, affirme Donnedieu de Vabres, ça ne se serait jamais fait." Dix ans plus tard, et après d'inénarrables péripéties autour du choix des œuvres, le Louvre Abu Dhabi est là.

À quoi ressemble-t-il? À une œuvre de Jean Nouvel. Ambitieuse et originale. À la mesure de l'intention de ses commanditaires : 8.600 m² d'expositions sur lesquels sont construits 55 bâtiments en partie couverts d'un dôme qui, avec ses 565 mètres de circonférence et ses 7.500 tonnes, culminant à 29 mètres au-dessus du sol, constitue l'attraction principale du bâtiment. Il aurait coûté 561 millions d'euros à construire. Il en coûtera aussi à entretenir.

À la seule vue des maquettes et des vidéos virtuelles, on se pose la question : cette dentelle d'acier surplombant cette médina lacustre, ce moucharabieh convexe ombrageant l'atrium des arts tout en l'aspergeant de lumières mouvantes, est-ce un dôme ou une coupole, un planétarium ou une soucoupe volante, un wok ou un saj pour faire cuire le markouk* ?

C'est un bouclier. Il protège Abu Dhabi contre les agressions de tout bord. Il le protège symboliquement, mais peut-être plus sûrement et plus écologiquement que le parapluie atomique français. Il protège aussi les œuvres qui sont à l'intérieur et qui constituent, en principe, sans faire injure aux architectes, l'intérêt principal d'un musée. Or, avec la vocation désormais universelle de ce musée hors norme, on ne peut plus se contenter d'exposer les œuvres du seul Louvre. Il sera donc fait appel aux plus grands musées français : Orsay, Beaubourg, Branly, Guimet… Il y en a treize.

Mais que recouvre cette notion d'universalité ? Et comment les premières œuvres qu'on sait avoir été achetées pour la collection permanente, comme un Mondrian, un Bellini, une Vierge à l'enfant en ivoire du XIVe siècle, joints aux prêts exceptionnels du Louvre, au premier rang desquels La Belle Ferronnière de Léonard de Vinci comment leur présentation va-t-elle échapper au soupçon dévastateur d'"universalité à la française" ? La mise en scène des œuvres et le propos des commissaires qui l'accompagne parviendront-ils à renouveler l'art muséographique et se hisser, comme on l'espère, à la hauteur et du bâtiment et des enjeux géopolitiques du Louvre Abu Dhabi?

Pour le savoir, il faut attendre non pas seulement l'inauguration par Emmanuel Macron, ni les commentaires des 400 journalistes venus du monde entier, mais la visite des mômes, français ou émiriens, pakistanais ou russes, musulmans, chrétiens ou juifs, qui regarderont ces œuvres, sans penser à la question de l'universalité de l'art, ni aux enjeux planétaires, encore moins au dialogue des cultures. Ils seront là, poussés ou attirés, contraints ou enchantés, et il y en aura forcément un, forcément une, qui va pleurer, rire, et crier à ses vieux : "C'est ça que je veux faire : artiste !" Alors, inch Allah, tout sera pardonné.

* Le saj est une large plaque de métal circulaire et convexe sur laquelle on cuit une galette à pâte de pain, très fine, le markouk.

Let's block ads! (Why?)



Bagikan Berita Ini

Related Posts :

0 Response to "Louvre Abu Dhabi : inauguré par Macron aujourd'hui, le musée est une arme géopolitique pour l'Emirat"

Post a Comment

Powered by Blogger.