Au café de la rue de Presbourg, près de la place de l’Etoile, il n’est pas 10h30 et les gens se pressent déjà. La gérante se frotte les mains: «Ah il serait content de voir ça Johnny hein toute cette foule rien que pour lui.» Et puis, «c’est bon pour les affaires». Avenue Victor-Hugo, un camping-car avec le portrait de Johnny kitsch juste ce qu’il faut semble narguer l’autre grand Homme, celui qui remplit les rues sans chanter.
On avance sur les Champs, en haut desquels les bikers piaffent sous la houlette bienveillante des gendarmes. Les fans sont dispersés tout au long des barrières, de la place de l’Etoile, point de départ du convoi jusqu’à l’église de la Madeleine. A cette heure-là, en haut de l'avenue, il y a du monde mais on ne peine pas pour s’approcher. Sur l’ensemble du parcours, l’AFP évoquera en fin de journée plusieurs centaine de milliers de personnes présentes.
Sur les Champs-Elysées, samedi. Photo Boris Allin. Hans Lucas
Pour l'«hommage populaire» rendu ce samedi à Johnny Hallyday, voilà les Champs bloqués à la circulation, la grande roue ornée d’une photo de Johnny, sa musique dans les rues et des images de lui en noir et blanc sur les écrans géants. Et Je te promets, Elle est terrible, Le Pénitencier, Gabrielle, Les coups, Ma gueule, Tennessee, Allumer le feu devant les Tuileries… Une dame pleure : «C’est affreux, j’y arriverai jamais sans lui.»
Avec l’instrumental partout dans les rues, on attend sa voix, qui ne viendra plus. Quelques ghettoblasters gueulent du Hallyday, repris avec ferveur par des fans de tous âges, tee-shirt Johnny, couverture Johnny. Un sosie et son petit groupe de Lille chante (pas très juste): «Je ne suis qu’un fou, qui meuuuurt damour.» En pleurant.
Seule la rue Saint-Honoré reste imperturbablement chic et snob, pas de Johnny dans les boutiques. Mais on entend les écrans géants de la Madeleine au bout de la rue et Requiem pour un fou, repris par la foule. Etrange parenthèse.
«On arrivait la chaîne de vélo autour du cou et on cassait tout»
Sur les Champs, Alain, 54 ans, peintre en bâtiment d’Asnières, ne pouvait pas se résoudre à regarder l’hommage à la télé, seul sur son canapé: «Fallait l’accompagner, on ne tourne pas le dos comme ça à Johnny et aux quarante ans de notre vie qui s’en vont aussi.» Pour lui, Johnny ce sont les concerts sous chapiteau de sa jeunesse : «On arrivait la chaîne de vélo autour du cou et on cassait tout, les flics étaient débordés. Je me retrouvais dans ce qu’il chantait, c’était une bête de scène, après ça je m’en foutais, de mes ennuis.»
Sur les Champs-Elysées, samedi. Photo Boris Allin
Sur l’avenue, face à une banderole «Qui aime Johnny l’aime pour la vie», il discute avec Brigitte, une quinqua accro depuis le mythique «Bercy 91», qui a pris le car de nuit depuis Albertville pour «rendre à Johnny tout ce qu’il nous a donné». Alain retrouve la «communion» de ce public de fidèles : «Les gens arrivaient petit à petit, parfois le matin pour le soir, on n’y allait pas chacun dans notre coin.» Les musiciens jouent «L’envie d’avoir envie», Alain en a «les poils qui se dressent». «Ça commence à prendre aux tripes», complète Brigitte, sa voisine savoyarde.
Le plus dur, ce n’est pas la stupeur de la nouvelle, mercredi, ni l’émotion de l’hommage, mais les semaines qui suivront, «quand on ne courra plus sur Internet acheter les meilleures places». En 2006, il a assisté six fois aux mêmes concerts du «flash-back tour». Ce matin, il a noué le drapeau de la tournée sur ses épaules.
«J’ai perdu mes deux frangins, ça ne m’a pas fait ça»
Deux sapeurs-pompiers et un prof à la retraite se sont drapés aussi dans des banderoles à l’effigie de la star, barbichette et quelques tatouages aux bras. Ils sont montés ensemble dans un car affrété pour l’occasion de Drôme et d’Ardèche, ont pris la route vendredi à 17 heures. Le trio ne se connaît que depuis quelques heures mais est déjà complice. Les titres de leurs chansons phares rythment la discussion. L’Envie pour Thierry, Que je t’aime pour ses acolytes. L’ancien prof, Pierre, 76 ans, une écharpe rose autour du cou, se souvient des moments où il écoutait en boucle Retiens la nuit: «C’était pendant la guerre d’Algérie.» La dernière fois qu’il était sur les Champs, «c’était pour le centenaire de la Première Guerre mondiale, en tant qu’invité du président de la République».
Photo Boris Allin. Hans Lucas
A hauteur du métro Franklin-Roosevelt, debout sur deux bancs collés, une brochette de huit sexagénaires, distille ses souvenirs de concerts mais pas que. «Vous avez fait de la moto dans votre jeunesse ?» demande une blonde coupe au carré. Si elle n’avait pas que «Johnny» aux lèvres rose bonbon, on croirait presque qu’elle drague éhontément. Michel, animateur de soirée, 59 ans, (jamais un bal sans un morceau du rocker), 44 concerts au compteur, raconte : «J’ai perdu mes deux frangins, ça ne m’a pas fait ça.» Il insiste. «J’ai voulu appeler mon fils Johnny mais mon neveu s’appelait déjà comme ça. Du coup, je l’ai appelé Jimmy.» Le quinquagénaire a même été à l’enterrement d’«Huguette», la mère de Johnny, à Viviers. «Johnny avait des béquilles ce jour-là». Ses mots de passe sur Internet, ce sont les dates de naissance de Johnny et de «David» (son fils). Il crie à la cantonade : «David est né quand ?». Trois voix s’élèvent : «Le 14 août 1966.»
Comme pour n’importe quel enterrement, on passe du rire aux larmes. «Il sera bien face à l’océan», dit Mireille à mi-voix comme pour se rassurer. Lui en veulent-ils d’être enterré à Saint-Barthélemy? Les têtes se tournent vers «l’encyclopédie Johnny» comme le groupe surnomme Michel. «Non, ça lui ressemble. Il a fait comme Brel (enterré aussi sur une île, aux Marquises)». Un hélico survole les Champs. «Ici sa tombe aurait été saccagée trop vite» ajoute Mireille. «On ne se connaît pas mais on a dégelé ce banc ensemble» glisse cette infirmière de 58 ans.
«N’importe quel autre aurait fait ça, ce serait ridicule mais avec lui ça passait»
Sur les pavés de la Concorde aussi, pour récupérer ses orteils gelés, on twiste en clopant. Un jeune gars de 27 ans, santiags rouges, perfecto et barbe en broussaille, scotche tous les sexa et septuagénaires. «Tain' le petit, impossible de le coller, un vrai juke-box.» Matthieu, prof d’anglais de la région parisienne, s’époumone sur les vieux morceaux, époque «le bon vieux temps du rock’n’roll». Pour son premier concert, à la tour Eiffel en 2000, il avait 10 ans. «J’avais traîné mes vieux, de la bourgeoisie universitaire prout-prout. Ils se disaient que le gamin s’encanaillait. J’étais tout petit, tout merdeux, une dame m’a mis sur ses épaules, j’ai vu un minuscule truc sur la scène, ça y est, j’étais tombé dedans.»
Le chanteur peut bien changer de peau, de style, de tout, Matthieu le suit : «A chaque fois, il y allait à fond. Le yé-yé, la carcasse musculeuse, le type lifté qui débarque à moto, n’importe quel autre aurait fait ça, ce serait ridicule mais avec lui ça passait. Il avait ce côté wagnérien, puissant, avec sa putain de voix qui envoyait». Le trentenaire aussi admirateur de Dylan, vient célébrer la fin d’une époque: «je suis un enfant de la fin du XXe siècle et voilà on est entre vraiment dans le XXIe».
Le convoi sur les Champs-Elysées. Photo Boris Allin
Appuyée contre les barrières, Regina se hisse pour apercevoir la place de l’Etoile. L’institutrice de Noisiel (Seine-et-Marne) est missionnée par sa famille pour mitrailler de photos le passage du cortège. «Mes parents se sont rencontrés sur Que je t’aime, je suis un bébé de l’ère hallydayenne !» Johnny, c’est son «fil rouge», des paroles de chansons qui lui reviennent par cœur «du fin fond de l’enfance» à sa fille de 17 ans prénommée aussi Laura. Ado, elle écoutait moins l’idole des jeunes et puis elle y revenait quand même, «il y a toujours des moments où il se rappelle à vous. Il est tout le temps à côté, loin ou proche, parfois il m’énerve et parfois… Whaouh.» Pour se réchauffer, Regina a arpenté les Champs en long en large. Elle a papoté avec des gens «de toute la classe moyenne et de partout en France. Il rassemble, Johnny, bien plus qu’une élection présidentielle».
«C’est le vrai fédérateur, le type populaire»
Le corbillard, escorté par la police, quitte la place de l’Etoile, dans un silence solennel. Des doigts en V, signe de la victoire, se lèvent en hommage aux centaines de Harley qui continuent de suivre le convoi et font gronder leur moteur. Bikers au pas, en bandanas, lunettes noires, blousons floqués «road monsters». Thomas a aussi pris la route à moto de Seine-et-Marne. Quatre bécanes pour sept potes en convoi, casse-croûte dans le sac à dos, «pas les plus mordus, mais qui savent que c’est important d’être là». «Johnny ce n’est pas que les Harley, il y a du rocker dans chaque scooter, chaque moto.» Le militaire quadra est autant rock que jazz manouche, plus Dutronc qu’Hallyday, batteur à ses heures. Mais Johnny, «c’est le vrai fédérateur, le type populaire. Populaire, ça ne veut pas dire bas de classe, il touche les gens sans artifices. Aujourd’hui on y laisse tous quelque chose.»
«Rhoo merde, ils passent le Pénitencier…» Pascal, 55 ans, les larmes au coin de l’oeil et la lèvre qui frémit. «Respect, hein, respect», lance-t-il aux bikers, pouce levé. «Ce type a bercé mon enfance», comme ils le répètent tous, tu parles d’une berceuse qui déménage. «Il m’a accompagné dans mes galères, toutes ces chansons sur la violence, la taule, l’amour. Ça résonne.» Il se souvient de Noël interdit, en 1973. Une histoire pour «les enfants perdus», les «chiens sans collier», les «gosses de la rue», comme disent les paroles. «En quatre ans, j’ai perdu ma mère, mon père, mon frère et là Johnny. Mais bon, pardon, je me désape un peu là», s’arrête Pascal, en veste en jean à frange, avec dans le dos, une photo de la star siglée «Johnny à la vie à la mort».
«Quand le cercueil blanc est entré, on s’est effondrés»
Johnny, entre ici à l’église de la Madeleine? Pourquoi pas, même si son rapport à Dieu est assez mystérieux. Croyant dans un Dieu, pas du côté de l’Eglise, son hommage a lieu près de celle de La Trinité où il a été baptisé il y a 73 ans. On a «Jésus, Jésus Chriiiiiiist, Jésus Christ est un hippie dans les oreilles», ou cette belle phrase de «Si j’étais un charpentier, si tu t’appelais Marie (Marie, déjà) voudrais-tu porter notre enfant», etc.
Place de la Madeleine. Photo Cyril Zannettacci
Les marches de la Madeleine sont couvertes de roses blanches, «comme à l’intérieur, que des roses blanches», confie Laurent qui a assisté à la cérémonie. Avec son groupe d’hyperfans (jamais raté un concert, toutes les RTT pour les tournées), ils campaient devant chaque salle de concert la veille pour être au premier rang. Il est de ceux qu’on appelle les crash-barrière, bien connus des services de sécurité (dans le bon sens). Ils ont dormi à cinq dans une chambre d’hôtel, comme avant les grandes tournées, quand on ne peut pas dormir en tente dehors. Laurent est super-ému, il a retrouvé Joey Greco, son premier grand guitariste, venu exprès de New York. Et il a réussi à s’incruster à la cérémonie officielle, avec Obispo, Bruel, Eddy, Canet, Dujardin, Sarkozy, Hollande, Reno (qui lira les Escargots qui vont à l’enterrement de Prévert pour les deux fillettes, Joy et Jade), Kiberlain (qui lit un texte de Mère Teresa)…. «C’était super émouvant, reprend Laurent. Surtout quand le cercueil blanc est entré. Là, on s’est effondrés, c’est devenu presque réel ».
«Je sais que vous vous attendez à ce qu’il surgisse»
Dehors, les gens hurlent «Johnny, Johnny» comme s’il allait arriver, on regarde à travers les téléphones levés des autres pour y voir quelque chose, il y a du monde mais on respire quand même. Pas pire qu’au Stade de France, quoi, avec cette ambiance-là, de recueillement, de piété un peu mystique. «La dernière fois qu’on l’attend, souffle un monsieur manifestement de sa génération. On a l’impression qu’il va venir chanter, c’est horrible.» Des grappes de fans sont au premier étage de Ladurée pour filmer confortablement, d’autres accrochés par leurs ceintures au réverbère, des veinards aux balcons chics qui donnent sur l’église. La famille arrive, sa photo immense sur le monument sourit à la foule avec son petit bijou en forme de croix autour du cou, la clameur monte, et Macron prend la parole.
«Je sais que vous vous attendez à ce qu’il surgisse, dit -il, finaud, vous guetteriez ses déhanchés, il ferait semblant d’oublier une chanson que vous réclameriez…» Le Président connaît bien son dossier et utilise le côté monument français pour donner une touche d’identité nationale, en ce «samedi de décembre triste». Macron n’est pas Johnny, même s’il a bien compris qu’on a perdu «un ami, un frère, un membre de sa famille». On est une grande famille, tiens, et de citer les proches de Johnny avant d’être ovationné par des «Johnny, Johnny, Johnny»...
«Mais il va repasser ?»
Autour de la Madeleine, c’est Johnnyland. Bon pour les affaires et pour l’image des bistrots, l’idole ? En tout cas, des fans partout qui se restaurent en commentant la matinée, des cafés qui passent Johnny en boucle et diffusent la cérémonie sur leurs écrans de télé. Les iPhone sont tous allumés, on pleurniche devant sa bière, mais au chaud, parce que sur la place au bout de 2 heures, les engelures ont poussé aux mains et aux pieds. Pendant la cérémonie, le public s’est clairsemé, mais écoute les discours et la musique. Tout à l’heure les musiciens, dont Yarol Poupaud, enchaînent sur un concert, avec de l’instrumental forcément frustrant. Dans l'église, Carole Bouquet prend la parole, puis un bout de Tennessee s’envole. Line Renaud, très émue, récite un morceau de Mon plus beau Noël, chanson dédiée à la fille de Johnny. Puis l’Ave maria, mais pas chanté par Johnny, qui l’interpréta pourtant.
Place de la Madeleine. Photo Cyril Zannettacci pour Libération
A la fin de la cérémonie, une petite dame chevrote, «mais il va repasser Johnny» ? Oui madame mais dans son beau cercueil blanc quand les portes de la Madeleine se rouvriront, quand Macron aura fini d’embrasser la famille, de célébrer la république et le rock’n’roll. Ils vont sortir, la foule se rapproche, curieuse du people, soucieuse de capter ses derniers moments en public. Puis s’élève La musique que j’aime, on tape dans les mains une dernière fois dans cette communion si particulière, ça pleure à gros bouillons, comme au Stade de France il n’y a pas si longtemps. La foule scande encore «Johnny, Johnny» Pour la dernière fois, tous ensemble.
Read AgainAu café de la rue de Presbourg, près de la place de l’Etoile, il n’est pas 10h30 et les gens se pressent déjà. La gérante se frotte les mains: «Ah il serait content de voir ça Johnny hein toute cette foule rien que pour lui.» Et puis, «c’est bon pour les affaires». Avenue Victor-Hugo, un camping-car avec le portrait de Johnny kitsch juste ce qu’il faut semble narguer l’autre grand Homme, celui qui remplit les rues sans chanter.
On avance sur les Champs, en haut desquels les bikers piaffent sous la houlette bienveillante des gendarmes. Les fans sont dispersés tout au long des barrières, de la place de l’Etoile, point de départ du convoi jusqu’à l’église de la Madeleine. A cette heure-là, en haut de l'avenue, il y a du monde mais on ne peine pas pour s’approcher. Sur l’ensemble du parcours, l’AFP évoquera en fin de journée plusieurs centaine de milliers de personnes présentes.
Sur les Champs-Elysées, samedi. Photo Boris Allin. Hans Lucas
Pour l'«hommage populaire» rendu ce samedi à Johnny Hallyday, voilà les Champs bloqués à la circulation, la grande roue ornée d’une photo de Johnny, sa musique dans les rues et des images de lui en noir et blanc sur les écrans géants. Et Je te promets, Elle est terrible, Le Pénitencier, Gabrielle, Les coups, Ma gueule, Tennessee, Allumer le feu devant les Tuileries… Une dame pleure : «C’est affreux, j’y arriverai jamais sans lui.»
Avec l’instrumental partout dans les rues, on attend sa voix, qui ne viendra plus. Quelques ghettoblasters gueulent du Hallyday, repris avec ferveur par des fans de tous âges, tee-shirt Johnny, couverture Johnny. Un sosie et son petit groupe de Lille chante (pas très juste): «Je ne suis qu’un fou, qui meuuuurt damour.» En pleurant.
Seule la rue Saint-Honoré reste imperturbablement chic et snob, pas de Johnny dans les boutiques. Mais on entend les écrans géants de la Madeleine au bout de la rue et Requiem pour un fou, repris par la foule. Etrange parenthèse.
«On arrivait la chaîne de vélo autour du cou et on cassait tout»
Sur les Champs, Alain, 54 ans, peintre en bâtiment d’Asnières, ne pouvait pas se résoudre à regarder l’hommage à la télé, seul sur son canapé: «Fallait l’accompagner, on ne tourne pas le dos comme ça à Johnny et aux quarante ans de notre vie qui s’en vont aussi.» Pour lui, Johnny ce sont les concerts sous chapiteau de sa jeunesse : «On arrivait la chaîne de vélo autour du cou et on cassait tout, les flics étaient débordés. Je me retrouvais dans ce qu’il chantait, c’était une bête de scène, après ça je m’en foutais, de mes ennuis.»
Sur les Champs-Elysées, samedi. Photo Boris Allin
Sur l’avenue, face à une banderole «Qui aime Johnny l’aime pour la vie», il discute avec Brigitte, une quinqua accro depuis le mythique «Bercy 91», qui a pris le car de nuit depuis Albertville pour «rendre à Johnny tout ce qu’il nous a donné». Alain retrouve la «communion» de ce public de fidèles : «Les gens arrivaient petit à petit, parfois le matin pour le soir, on n’y allait pas chacun dans notre coin.» Les musiciens jouent «L’envie d’avoir envie», Alain en a «les poils qui se dressent». «Ça commence à prendre aux tripes», complète Brigitte, sa voisine savoyarde.
Le plus dur, ce n’est pas la stupeur de la nouvelle, mercredi, ni l’émotion de l’hommage, mais les semaines qui suivront, «quand on ne courra plus sur Internet acheter les meilleures places». En 2006, il a assisté six fois aux mêmes concerts du «flash-back tour». Ce matin, il a noué le drapeau de la tournée sur ses épaules.
«J’ai perdu mes deux frangins, ça ne m’a pas fait ça»
Deux sapeurs-pompiers et un prof à la retraite se sont drapés aussi dans des banderoles à l’effigie de la star, barbichette et quelques tatouages aux bras. Ils sont montés ensemble dans un car affrété pour l’occasion de Drôme et d’Ardèche, ont pris la route vendredi à 17 heures. Le trio ne se connaît que depuis quelques heures mais est déjà complice. Les titres de leurs chansons phares rythment la discussion. L’Envie pour Thierry, Que je t’aime pour ses acolytes. L’ancien prof, Pierre, 76 ans, une écharpe rose autour du cou, se souvient des moments où il écoutait en boucle Retiens la nuit: «C’était pendant la guerre d’Algérie.» La dernière fois qu’il était sur les Champs, «c’était pour le centenaire de la Première Guerre mondiale, en tant qu’invité du président de la République».
Photo Boris Allin. Hans Lucas
A hauteur du métro Franklin-Roosevelt, debout sur deux bancs collés, une brochette de huit sexagénaires, distille ses souvenirs de concerts mais pas que. «Vous avez fait de la moto dans votre jeunesse ?» demande une blonde coupe au carré. Si elle n’avait pas que «Johnny» aux lèvres rose bonbon, on croirait presque qu’elle drague éhontément. Michel, animateur de soirée, 59 ans, (jamais un bal sans un morceau du rocker), 44 concerts au compteur, raconte : «J’ai perdu mes deux frangins, ça ne m’a pas fait ça.» Il insiste. «J’ai voulu appeler mon fils Johnny mais mon neveu s’appelait déjà comme ça. Du coup, je l’ai appelé Jimmy.» Le quinquagénaire a même été à l’enterrement d’«Huguette», la mère de Johnny, à Viviers. «Johnny avait des béquilles ce jour-là». Ses mots de passe sur Internet, ce sont les dates de naissance de Johnny et de «David» (son fils). Il crie à la cantonade : «David est né quand ?». Trois voix s’élèvent : «Le 14 août 1966.»
Comme pour n’importe quel enterrement, on passe du rire aux larmes. «Il sera bien face à l’océan», dit Mireille à mi-voix comme pour se rassurer. Lui en veulent-ils d’être enterré à Saint-Barthélemy? Les têtes se tournent vers «l’encyclopédie Johnny» comme le groupe surnomme Michel. «Non, ça lui ressemble. Il a fait comme Brel (enterré aussi sur une île, aux Marquises)». Un hélico survole les Champs. «Ici sa tombe aurait été saccagée trop vite» ajoute Mireille. «On ne se connaît pas mais on a dégelé ce banc ensemble» glisse cette infirmière de 58 ans.
«N’importe quel autre aurait fait ça, ce serait ridicule mais avec lui ça passait»
Sur les pavés de la Concorde aussi, pour récupérer ses orteils gelés, on twiste en clopant. Un jeune gars de 27 ans, santiags rouges, perfecto et barbe en broussaille, scotche tous les sexa et septuagénaires. «Tain' le petit, impossible de le coller, un vrai juke-box.» Matthieu, prof d’anglais de la région parisienne, s’époumone sur les vieux morceaux, époque «le bon vieux temps du rock’n’roll». Pour son premier concert, à la tour Eiffel en 2000, il avait 10 ans. «J’avais traîné mes vieux, de la bourgeoisie universitaire prout-prout. Ils se disaient que le gamin s’encanaillait. J’étais tout petit, tout merdeux, une dame m’a mis sur ses épaules, j’ai vu un minuscule truc sur la scène, ça y est, j’étais tombé dedans.»
Le chanteur peut bien changer de peau, de style, de tout, Matthieu le suit : «A chaque fois, il y allait à fond. Le yé-yé, la carcasse musculeuse, le type lifté qui débarque à moto, n’importe quel autre aurait fait ça, ce serait ridicule mais avec lui ça passait. Il avait ce côté wagnérien, puissant, avec sa putain de voix qui envoyait». Le trentenaire aussi admirateur de Dylan, vient célébrer la fin d’une époque: «je suis un enfant de la fin du XXe siècle et voilà on est entre vraiment dans le XXIe».
Le convoi sur les Champs-Elysées. Photo Boris Allin
Appuyée contre les barrières, Regina se hisse pour apercevoir la place de l’Etoile. L’institutrice de Noisiel (Seine-et-Marne) est missionnée par sa famille pour mitrailler de photos le passage du cortège. «Mes parents se sont rencontrés sur Que je t’aime, je suis un bébé de l’ère hallydayenne !» Johnny, c’est son «fil rouge», des paroles de chansons qui lui reviennent par cœur «du fin fond de l’enfance» à sa fille de 17 ans prénommée aussi Laura. Ado, elle écoutait moins l’idole des jeunes et puis elle y revenait quand même, «il y a toujours des moments où il se rappelle à vous. Il est tout le temps à côté, loin ou proche, parfois il m’énerve et parfois… Whaouh.» Pour se réchauffer, Regina a arpenté les Champs en long en large. Elle a papoté avec des gens «de toute la classe moyenne et de partout en France. Il rassemble, Johnny, bien plus qu’une élection présidentielle».
«C’est le vrai fédérateur, le type populaire»
Le corbillard, escorté par la police, quitte la place de l’Etoile, dans un silence solennel. Des doigts en V, signe de la victoire, se lèvent en hommage aux centaines de Harley qui continuent de suivre le convoi et font gronder leur moteur. Bikers au pas, en bandanas, lunettes noires, blousons floqués «road monsters». Thomas a aussi pris la route à moto de Seine-et-Marne. Quatre bécanes pour sept potes en convoi, casse-croûte dans le sac à dos, «pas les plus mordus, mais qui savent que c’est important d’être là». «Johnny ce n’est pas que les Harley, il y a du rocker dans chaque scooter, chaque moto.» Le militaire quadra est autant rock que jazz manouche, plus Dutronc qu’Hallyday, batteur à ses heures. Mais Johnny, «c’est le vrai fédérateur, le type populaire. Populaire, ça ne veut pas dire bas de classe, il touche les gens sans artifices. Aujourd’hui on y laisse tous quelque chose.»
«Rhoo merde, ils passent le Pénitencier…» Pascal, 55 ans, les larmes au coin de l’oeil et la lèvre qui frémit. «Respect, hein, respect», lance-t-il aux bikers, pouce levé. «Ce type a bercé mon enfance», comme ils le répètent tous, tu parles d’une berceuse qui déménage. «Il m’a accompagné dans mes galères, toutes ces chansons sur la violence, la taule, l’amour. Ça résonne.» Il se souvient de Noël interdit, en 1973. Une histoire pour «les enfants perdus», les «chiens sans collier», les «gosses de la rue», comme disent les paroles. «En quatre ans, j’ai perdu ma mère, mon père, mon frère et là Johnny. Mais bon, pardon, je me désape un peu là», s’arrête Pascal, en veste en jean à frange, avec dans le dos, une photo de la star siglée «Johnny à la vie à la mort».
«Quand le cercueil blanc est entré, on s’est effondrés»
Johnny, entre ici à l’église de la Madeleine? Pourquoi pas, même si son rapport à Dieu est assez mystérieux. Croyant dans un Dieu, pas du côté de l’Eglise, son hommage a lieu près de celle de La Trinité où il a été baptisé il y a 73 ans. On a «Jésus, Jésus Chriiiiiiist, Jésus Christ est un hippie dans les oreilles», ou cette belle phrase de «Si j’étais un charpentier, si tu t’appelais Marie (Marie, déjà) voudrais-tu porter notre enfant», etc.
Place de la Madeleine. Photo Cyril Zannettacci
Les marches de la Madeleine sont couvertes de roses blanches, «comme à l’intérieur, que des roses blanches», confie Laurent qui a assisté à la cérémonie. Avec son groupe d’hyperfans (jamais raté un concert, toutes les RTT pour les tournées), ils campaient devant chaque salle de concert la veille pour être au premier rang. Il est de ceux qu’on appelle les crash-barrière, bien connus des services de sécurité (dans le bon sens). Ils ont dormi à cinq dans une chambre d’hôtel, comme avant les grandes tournées, quand on ne peut pas dormir en tente dehors. Laurent est super-ému, il a retrouvé Joey Greco, son premier grand guitariste, venu exprès de New York. Et il a réussi à s’incruster à la cérémonie officielle, avec Obispo, Bruel, Eddy, Canet, Dujardin, Sarkozy, Hollande, Reno (qui lira les Escargots qui vont à l’enterrement de Prévert pour les deux fillettes, Joy et Jade), Kiberlain (qui lit un texte de Mère Teresa)…. «C’était super émouvant, reprend Laurent. Surtout quand le cercueil blanc est entré. Là, on s’est effondrés, c’est devenu presque réel ».
«Je sais que vous vous attendez à ce qu’il surgisse»
Dehors, les gens hurlent «Johnny, Johnny» comme s’il allait arriver, on regarde à travers les téléphones levés des autres pour y voir quelque chose, il y a du monde mais on respire quand même. Pas pire qu’au Stade de France, quoi, avec cette ambiance-là, de recueillement, de piété un peu mystique. «La dernière fois qu’on l’attend, souffle un monsieur manifestement de sa génération. On a l’impression qu’il va venir chanter, c’est horrible.» Des grappes de fans sont au premier étage de Ladurée pour filmer confortablement, d’autres accrochés par leurs ceintures au réverbère, des veinards aux balcons chics qui donnent sur l’église. La famille arrive, sa photo immense sur le monument sourit à la foule avec son petit bijou en forme de croix autour du cou, la clameur monte, et Macron prend la parole.
«Je sais que vous vous attendez à ce qu’il surgisse, dit -il, finaud, vous guetteriez ses déhanchés, il ferait semblant d’oublier une chanson que vous réclameriez…» Le Président connaît bien son dossier et utilise le côté monument français pour donner une touche d’identité nationale, en ce «samedi de décembre triste». Macron n’est pas Johnny, même s’il a bien compris qu’on a perdu «un ami, un frère, un membre de sa famille». On est une grande famille, tiens, et de citer les proches de Johnny avant d’être ovationné par des «Johnny, Johnny, Johnny»...
«Mais il va repasser ?»
Autour de la Madeleine, c’est Johnnyland. Bon pour les affaires et pour l’image des bistrots, l’idole ? En tout cas, des fans partout qui se restaurent en commentant la matinée, des cafés qui passent Johnny en boucle et diffusent la cérémonie sur leurs écrans de télé. Les iPhone sont tous allumés, on pleurniche devant sa bière, mais au chaud, parce que sur la place au bout de 2 heures, les engelures ont poussé aux mains et aux pieds. Pendant la cérémonie, le public s’est clairsemé, mais écoute les discours et la musique. Tout à l’heure les musiciens, dont Yarol Poupaud, enchaînent sur un concert, avec de l’instrumental forcément frustrant. Dans l'église, Carole Bouquet prend la parole, puis un bout de Tennessee s’envole. Line Renaud, très émue, récite un morceau de Mon plus beau Noël, chanson dédiée à la fille de Johnny. Puis l’Ave maria, mais pas chanté par Johnny, qui l’interpréta pourtant.
Place de la Madeleine. Photo Cyril Zannettacci pour Libération
A la fin de la cérémonie, une petite dame chevrote, «mais il va repasser Johnny» ? Oui madame mais dans son beau cercueil blanc quand les portes de la Madeleine se rouvriront, quand Macron aura fini d’embrasser la famille, de célébrer la république et le rock’n’roll. Ils vont sortir, la foule se rapproche, curieuse du people, soucieuse de capter ses derniers moments en public. Puis s’élève La musique que j’aime, on tape dans les mains une dernière fois dans cette communion si particulière, ça pleure à gros bouillons, comme au Stade de France il n’y a pas si longtemps. La foule scande encore «Johnny, Johnny» Pour la dernière fois, tous ensemble.
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