
La cérémonie de remise des étoiles du Guide rouge, lundi, s'est déroulée avec l'appui de moult sponsors qui n'ont rien de petits producteurs. Lactalis, qui est actuellement confronté à un scandale sanitaire, était de la soirée.
Marc Veyrat, l’homme qui a dit oui, non, oui, non et finalement oui aux trois étoiles Michelin, est venu chercher la distinction suprême de la grande cuisine mondiale, avec une seule exigence : ne pas enfiler la veste blanche fournie par les organisateurs à tous les lauréats, célèbres ou non. «Vous voyez comme je suis ? expliquait après-coup le chef à Libé. Même au Bocuse d’or [le concours international gastronomique], ils n’ont pas réussi à me faire enlever mon costume et mon chapeau de paysan. Monsieur Paul [Bocuse] m’avait mis à sa droite pour la photo, alors que tous les autres avaient la même toque et la même veste. Un gars a dit : "Monsieur Paul, c’est normal que le gars à côté de vous ne soit même pas chef ?» Il lui a répondu : «T’occupe, je t’expliquerai.»
Façon rôti au foin de dire que le cuistot pastoral s’est épargné un drôle d’épisode lundi après-midi lors la remise des prix du Guide Michelin 2018, à la Seine musicale de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), où il était l’un des deux nouveaux triples étoilés, au côté du moins médiatique Christophe Bacquié, chef au Castellet, dans le Var. Cette veste, véritable uniforme des cuistots montés sur scène, raconte le contraire des valeurs que ceux-ci défendent. Brodée de huit logos, les sponsors du Guide Michelin, elle permet à l’agrobusiness de s’incruster dans le temple du beau, du bon et du sain.
Pour commencer, régalons-nous avec Délifrance. La «boulangerie-pâtisserie inspirée», partenaire du Michelin depuis 2016, n’a très certainement pas droit de cité dans les grands restaurants mais elle dépanne des milliers de boulangeries en leur proposant des croissants industriels – la réglementation autorise en effet les artisans à vendre des viennoiseries qu’ils n’ont pas fabriquées, contrairement au pain, qui doit être pétri et cuit sur place. L’eau officielle du guide étoilé ? San Pellegrino, propriété du groupe Nestlé. L’entreprise italienne boit décidément à tous les râteliers puisqu’elle soutient le «World’s 50 Best», un concurrent du Michelin qui s’évertue à classer les chefs français très bas dans la hiérarchie mondiale.
Pour les «produits d’entretien»
Autre nom inscrit sur la veste des chefs, celui du grossiste Métro, plus de 9 000 employés dans l’Hexagone. Son stand régalait les convives avec une blanquette de veau à l’ancienne, au terme de la cérémonie. Alimentant la confusion, les mitrons de Métro portaient une étoile de type Michelin sur leur blouse alors que, renseignement pris, il s’agissait d’un pur élément décoratif et non d’une distinction. Invité à prendre la parole pendant la remise des récompenses, le PDG de Métro a lui aussi semé le trouble, quand il a salué «les chefs étoilés que nous côtoyons tous les jours dans nos entrepôts [et qui] viennent échanger sur leur passion des bons produits avec nos équipes.»
Un cuisinier doublement étoilé dédramatise : «Il n’y a pas que des mauvais produits chez Métro.» Mais lui n’y recourt pas, comme la plupart (la totalité ?) de ses collègues, qui travaillent avec des producteurs locaux de viande et poisson voire embauchent du personnel pour créer leur propre jardin. Et, cependant, précise notre homme, tous les cuistots passent par la centrale d’achat à un moment ou à un autre. Lui, c’est pour «les produits d’entretien, des bassines et parfois de l’huile».
Mais le sponsor le plus problématique du gala Michelin reste Président, une marque de Lactalis. Confrontée à un scandale de lait contaminé, la maison mère est un pillard bien connu des terroirs, qui participe à la pression financière sur les producteurs de lait tout en standardisant les fromages – c’est à Lactalis qu’on doit principalement l’offensive sur le lait cru. Or, lundi soir, Président associait son image avec celle du Michelin, tant sur la veste des récompensés que sur un étal de desserts, confectionnés avec sa «crème gastronomique». L’entreprise de crémerie avait même collé ses tréteaux à côté d’un stand de démonstration de Maxime Frédéric, le pâtissier du Georges V, un jeune artisan qui n’a pourtant rien à voir avec cette filiale de Lactalis.
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«Nous avons toujours besoin d’annonceurs»
Au milieu de cette publicité pour l’agro-industrie, Marc Veyrat dénonçait face caméra «la menace des lobbys». Sans s’attarder sur les noms ou le système qu’il visait, le cuisinier «le plus heureux de la soirée» plaidait pour un engagement de ses pairs en faveur d’une «alimentation populaire». Dont on comprend qu’elle passe davantage par une éducation au goût et le soutien aux petits paysans que par la promiscuité des étoilés Michelin avec les gros groupes. Mais d’autres chefs renommés estiment au contraire qu’ils doivent collaborer avec l’alimentation de supermarché pour accompagner une démocratisation de la nourriture. En 1976, déjà, le pape de la «nouvelle cuisine» Michel Guérard collaborait avec Findus pour mettre au point des menus de qualité et sans additifs. Ce contrat, qui n’a jamais remis en cause la qualité de ses propres menus (il a conservé ses trois étoiles depuis 1977), a même permis aux clients de «mieux manger», comme Guérard l’a expliqué à plusieurs reprises.
Si les industriels ont pénétré depuis longtemps le cercle de la haute cuisine, le Michelin est habitué à composer avec la publicité depuis des temps plus reculés encore : 1900, son année de création (la notation des restaurants débute en 1926). Dans le guide des voyageurs, remis gracieusement aux chauffeurs, de nombreuses pages étaient consacrées à un garagiste ou autre commerçant. «Nous avons toujours besoin d’annonceurs, n’oublions pas que le Guide Michelin coûte très cher à fabriquer et ne gagne pas d’argent», rappelle Claire Dorland-Clauzel, membre du comité exécutif du spécialiste des étoiles.
«Vous pensez à qui ?»
Interrogée sur la collaboration du petit livre rouge avec des industriels, cette historique de Michelin sourit : «Vous pensez à qui ?» On lui répond Lactalis et Métro. «Vous savez, certaines marques ont considérablement progressé dans la qualité des produits, dit-elle. Mais cela prend du temps, un peu comme les questions d’environnement.» La responsable des relations extérieures pense que les liens entre la haute gastronomie et les grosses centrales vont bonifier ces dernières sans pervertir la première. «Ces marques ne changeront jamais notre credo, l’amour du produit et le respect des producteurs», assure Claire Dorland-Clauzel.
A lire aussiGuide Michelin : les trois étoiles à travers les pages
Le Michelin pourrait-il accueillir toutes les réclames de ce secteur d’activité ? «Non. Nous faisons très attention aux partenaires avec lesquels nous nous associons.» Au point d’en refuser certains ? «Cela nous est déjà arrivé par le passé.» Les chefs, quant à eux, préfèrent insister sur leur relation avec le Michelin qu’avec l’agroalimentaire. Tel Paul Bocuse, la figure du père, disparu le 20 janvier, qui déclarait : «Pour moi, vous savez, y a qu’une chose qui compte dans mon métier, c’est le Guide Michelin.» Ces propos, diffusés dans un clip vidéo à l’entame de la cérémonie, ont provoqué dans la salle des rires tendres comme l’agneau.

La cérémonie de remise des étoiles du Guide rouge, lundi, s'est déroulée avec l'appui de moult sponsors qui n'ont rien de petits producteurs. Lactalis, qui est actuellement confronté à un scandale sanitaire, était de la soirée.
Marc Veyrat, l’homme qui a dit oui, non, oui, non et finalement oui aux trois étoiles Michelin, est venu chercher la distinction suprême de la grande cuisine mondiale, avec une seule exigence : ne pas enfiler la veste blanche fournie par les organisateurs à tous les lauréats, célèbres ou non. «Vous voyez comme je suis ? expliquait après-coup le chef à Libé. Même au Bocuse d’or [le concours international gastronomique], ils n’ont pas réussi à me faire enlever mon costume et mon chapeau de paysan. Monsieur Paul [Bocuse] m’avait mis à sa droite pour la photo, alors que tous les autres avaient la même toque et la même veste. Un gars a dit : "Monsieur Paul, c’est normal que le gars à côté de vous ne soit même pas chef ?» Il lui a répondu : «T’occupe, je t’expliquerai.»
Façon rôti au foin de dire que le cuistot pastoral s’est épargné un drôle d’épisode lundi après-midi lors la remise des prix du Guide Michelin 2018, à la Seine musicale de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), où il était l’un des deux nouveaux triples étoilés, au côté du moins médiatique Christophe Bacquié, chef au Castellet, dans le Var. Cette veste, véritable uniforme des cuistots montés sur scène, raconte le contraire des valeurs que ceux-ci défendent. Brodée de huit logos, les sponsors du Guide Michelin, elle permet à l’agrobusiness de s’incruster dans le temple du beau, du bon et du sain.
Pour commencer, régalons-nous avec Délifrance. La «boulangerie-pâtisserie inspirée», partenaire du Michelin depuis 2016, n’a très certainement pas droit de cité dans les grands restaurants mais elle dépanne des milliers de boulangeries en leur proposant des croissants industriels – la réglementation autorise en effet les artisans à vendre des viennoiseries qu’ils n’ont pas fabriquées, contrairement au pain, qui doit être pétri et cuit sur place. L’eau officielle du guide étoilé ? San Pellegrino, propriété du groupe Nestlé. L’entreprise italienne boit décidément à tous les râteliers puisqu’elle soutient le «World’s 50 Best», un concurrent du Michelin qui s’évertue à classer les chefs français très bas dans la hiérarchie mondiale.
Pour les «produits d’entretien»
Autre nom inscrit sur la veste des chefs, celui du grossiste Métro, plus de 9 000 employés dans l’Hexagone. Son stand régalait les convives avec une blanquette de veau à l’ancienne, au terme de la cérémonie. Alimentant la confusion, les mitrons de Métro portaient une étoile de type Michelin sur leur blouse alors que, renseignement pris, il s’agissait d’un pur élément décoratif et non d’une distinction. Invité à prendre la parole pendant la remise des récompenses, le PDG de Métro a lui aussi semé le trouble, quand il a salué «les chefs étoilés que nous côtoyons tous les jours dans nos entrepôts [et qui] viennent échanger sur leur passion des bons produits avec nos équipes.»
Un cuisinier doublement étoilé dédramatise : «Il n’y a pas que des mauvais produits chez Métro.» Mais lui n’y recourt pas, comme la plupart (la totalité ?) de ses collègues, qui travaillent avec des producteurs locaux de viande et poisson voire embauchent du personnel pour créer leur propre jardin. Et, cependant, précise notre homme, tous les cuistots passent par la centrale d’achat à un moment ou à un autre. Lui, c’est pour «les produits d’entretien, des bassines et parfois de l’huile».
Mais le sponsor le plus problématique du gala Michelin reste Président, une marque de Lactalis. Confrontée à un scandale de lait contaminé, la maison mère est un pillard bien connu des terroirs, qui participe à la pression financière sur les producteurs de lait tout en standardisant les fromages – c’est à Lactalis qu’on doit principalement l’offensive sur le lait cru. Or, lundi soir, Président associait son image avec celle du Michelin, tant sur la veste des récompensés que sur un étal de desserts, confectionnés avec sa «crème gastronomique». L’entreprise de crémerie avait même collé ses tréteaux à côté d’un stand de démonstration de Maxime Frédéric, le pâtissier du Georges V, un jeune artisan qui n’a pourtant rien à voir avec cette filiale de Lactalis.
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«Nous avons toujours besoin d’annonceurs»
Au milieu de cette publicité pour l’agro-industrie, Marc Veyrat dénonçait face caméra «la menace des lobbys». Sans s’attarder sur les noms ou le système qu’il visait, le cuisinier «le plus heureux de la soirée» plaidait pour un engagement de ses pairs en faveur d’une «alimentation populaire». Dont on comprend qu’elle passe davantage par une éducation au goût et le soutien aux petits paysans que par la promiscuité des étoilés Michelin avec les gros groupes. Mais d’autres chefs renommés estiment au contraire qu’ils doivent collaborer avec l’alimentation de supermarché pour accompagner une démocratisation de la nourriture. En 1976, déjà, le pape de la «nouvelle cuisine» Michel Guérard collaborait avec Findus pour mettre au point des menus de qualité et sans additifs. Ce contrat, qui n’a jamais remis en cause la qualité de ses propres menus (il a conservé ses trois étoiles depuis 1977), a même permis aux clients de «mieux manger», comme Guérard l’a expliqué à plusieurs reprises.
Si les industriels ont pénétré depuis longtemps le cercle de la haute cuisine, le Michelin est habitué à composer avec la publicité depuis des temps plus reculés encore : 1900, son année de création (la notation des restaurants débute en 1926). Dans le guide des voyageurs, remis gracieusement aux chauffeurs, de nombreuses pages étaient consacrées à un garagiste ou autre commerçant. «Nous avons toujours besoin d’annonceurs, n’oublions pas que le Guide Michelin coûte très cher à fabriquer et ne gagne pas d’argent», rappelle Claire Dorland-Clauzel, membre du comité exécutif du spécialiste des étoiles.
«Vous pensez à qui ?»
Interrogée sur la collaboration du petit livre rouge avec des industriels, cette historique de Michelin sourit : «Vous pensez à qui ?» On lui répond Lactalis et Métro. «Vous savez, certaines marques ont considérablement progressé dans la qualité des produits, dit-elle. Mais cela prend du temps, un peu comme les questions d’environnement.» La responsable des relations extérieures pense que les liens entre la haute gastronomie et les grosses centrales vont bonifier ces dernières sans pervertir la première. «Ces marques ne changeront jamais notre credo, l’amour du produit et le respect des producteurs», assure Claire Dorland-Clauzel.
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Le Michelin pourrait-il accueillir toutes les réclames de ce secteur d’activité ? «Non. Nous faisons très attention aux partenaires avec lesquels nous nous associons.» Au point d’en refuser certains ? «Cela nous est déjà arrivé par le passé.» Les chefs, quant à eux, préfèrent insister sur leur relation avec le Michelin qu’avec l’agroalimentaire. Tel Paul Bocuse, la figure du père, disparu le 20 janvier, qui déclarait : «Pour moi, vous savez, y a qu’une chose qui compte dans mon métier, c’est le Guide Michelin.» Ces propos, diffusés dans un clip vidéo à l’entame de la cérémonie, ont provoqué dans la salle des rires tendres comme l’agneau.
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