Milos Forman à Paris, en mai 1985.
GEORGES BENDRIHEM / AFP
Le public le connaissait pour ses multi-oscarisés “Vol au dessus d’un nid de coucou” et “Amadeus”. Mais le réalisateur tchèque, disparu ce 13 avril, a signé quelques autres bijoux plus confidentiels, comme “Les amours d’une blonde”. Il laisse derrière lui une œuvre généreuse et mordante.
De l’énergie avant tout, même si c’est celle du désespoir. Voilà sans doute ce qui restera du cinéma de Miloš Foman qui vient de s’éteindre des suites d’une maladie, à l’âge de 86 ans. L’image première de ses films qui nous vient est associée à une forme de jubilation, où le comique tient une grande place – impossible d’oublier le rire impétueux, presque violent, de Tom Hulce (Amadeus) et de Jack Nicholson (Voyage au-dessus d’un nid de coucou). Cet humour, à la fois tendre et féroce, une philosophie en soi, n’est pas si fréquent chez les grands auteurs européens, dont Forman faisait assurément partie, lui qui avait aussi acquis la nationalité américaine, après son exil de l’ex-Tchécoslovaquie.
Très tôt frappé par l’injustice et l’absurde, il devient orphelin, après la déportation de ses parents dans les camps d’extermination nazis. Après des études à l’Ecole de cinéma de Prague, il travaille pour la télévision, signe deux courts-métrages et se distingue vite à travers deux films emblématiques de la Nouvelle Vague tchécoslovaque, L’As de pique (1963) et Les Amours d’une blonde (1965). Le premier, qui ressemble à bien des égards à Adieu Philippine de Rozier, traite des désillusions sentimentale d’un adolescent un peu gauche, engagé comme commis dans un petit magasin d’alimentation. Le deuxième, qui évoque en toute liberté la sexualité, est le portrait distancié et doux-amer d’une jeune ouvrière (l’étonnante Hana Brejchová, formidable de spontanéité) qui s’éprend d’un pianiste jouant dans un orchestre de bal. Audace du naturel, justesse du trait, vacillement constant entre rire et tristesse, tâtonnement existentiel : les traits majeurs de l’esthétique de Forman, observateur volontiers mordant mais moraliste chaleureux au bout du compte, sont déjà ancrés dans ces premiers films, manifestes évidents contre l’académisme et le réalisme conformiste prôné par le pouvoir en place. Le cinéaste sait la jouer fine, éviter la censure, mais subit malgré tout des pressions, surtout pour son film suivant, ô combien précurseur : Au feu les pompiers ! (1968), satire cinglante de la bureaucratie autour d’un bal de pompiers qui vire au grand désordre, annonce à bien des égards les jours joyeux du Printemps de Prague, hélas éphémère, écrasé par l’intervention des troupes soviétiques en août 1968.
Miloš Forman s’exile dès lors aux Etats-Unis, où il réalisera la plupart de ses films suivants et où il sera un professeur influent (à Columbia). Son œil d’étranger, aux racines européennes, lui permet d’explorer l’Amérique et ses mythes, son passé (Ragtime) et sa modernité (Taking-off,Hair), de manière originale, bardé d’une ironie constante. Pour preuve flagrante, le méconnu Taking-off (1971), tableau cinglant et délirant (qui finit en strip poker !) d’un conflit de génération, entre des petits-bourgeois new-yorkais désorientés mais pleins de bonne volonté et leurs enfants, contestataires et méprisants vis-à-vis d’eux. Tout le monde en prend pour son grade, les vieux mais aussi les jeunes, dont la révolte dissimule un conformisme fâcheux. Cette lecture caustique est aussi vraie pour Hair (1979), comédie musicalequ’ona souvent réduite à un manifeste nostalgique pour l’amour libre, la fumette et le pacifisme. Si l’auteur loue bien sûr la soif de liberté des hippies, il ne manque pas d’épingler aussi leur naïveté. Reste la fièvre, l’élan, le tumulte et le volume de la musique. Celle-ci est essentielle dans le cinéma de Forman, soucieux d’harmonie comme de dissonance. Qu’elle soit au non au coeur du film (comme dans Ragtime, à moitié réussi, mais galvanisant sur l’éclosion du jazz), elle dynamise les images, peut aussi les démentir ou les nuancer. Cet art aussi bien mélodieux qu’incongru trouve son plein accomplissement dans Amadeus(1984), pied de nez à l’icône gravée dans le marbre de Mozart. A travers Tom Hulce (révélation à peine revue depuis), il représente le génie en farceur pétomane, intenable, vibrionnant, punk avant l’heure si l’on veut. Une existence brûlée par tous les bouts, enviée, par son rival, le maléfique Salieri, devenu in extremis son partenaire privilégié de création.
Une fascination pour les excès
La dépense sous toutes ses formes, l’excès, la caricature caractérisent le cinéma spectaculaire de Miloš Forman, rempli de foules costumées, de bouffons et d’artistes (Les Fantômes de Goya). Rien de plus logique qu’il se soit intéressé à ce qui échappe au raisonnable, à savoir la folie, celle-là même qui fit sa gloire, grâce au Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975), film multi-oscarisé (cinq statuettes en tout). Si tout le monde ne connaît pas forcément le nom de Forman, beaucoup ont vu au moins cette fiction électro-choc, décrivant de manière à la fois truculente et terrifiante le quotidien dans un hôpital psychiatrique. Jack Nicholson, en marginal jouant au fou, y fait une performance hallucinante qui a concouru à sa légende. On n’a pas oublié non plus dedans son grand ami, le chef Indien (Will Sampson), fort comme une montagne, qui se fait passer pour sourd et muet. Hier comme aujourd’hui, le film, métaphore de la société fondée sur un système de répression, secoue. C’est un hymne puissant et poignant à la résistance.
Le trop-plein de vie, de sexe (Larry Flynt), de séduction (Valmont) ou d’humour, a toujours à voir chez Forman avec l’insoumission. Dans le genre, le portrait qu’il a fait d’Andy Kaufman (interprété par Jim Carrey) comique fameux aux Etats-Unis et à la carrière fulgurante, est édifiant. Man on the moon (1999) montre à quel point ce farceur ultra-provocateur révolutionne le spectacle en jouant « contre le public », en l’agressant quasiment. Sa folie saine, son irrésolution, son incapacité foncière à se trouver en même temps qu’à accepter toute forme de pouvoir, sont aussi celles qui fondent la plupart des personnages chers à Forman. Lequel avait joué en 2011 le vieil amant tchèque de Catherine Deneuve dans Les Bien-aimésde Christophe Honoré. Un rôle où il se montrait très attachant, à l’image parfaite de son cinéma, baroque et mélancolique.
Milos Forman à Paris, en mai 1985.
GEORGES BENDRIHEM / AFP
Le public le connaissait pour ses multi-oscarisés “Vol au dessus d’un nid de coucou” et “Amadeus”. Mais le réalisateur tchèque, disparu ce 13 avril, a signé quelques autres bijoux plus confidentiels, comme “Les amours d’une blonde”. Il laisse derrière lui une œuvre généreuse et mordante.
De l’énergie avant tout, même si c’est celle du désespoir. Voilà sans doute ce qui restera du cinéma de Miloš Foman qui vient de s’éteindre des suites d’une maladie, à l’âge de 86 ans. L’image première de ses films qui nous vient est associée à une forme de jubilation, où le comique tient une grande place – impossible d’oublier le rire impétueux, presque violent, de Tom Hulce (Amadeus) et de Jack Nicholson (Voyage au-dessus d’un nid de coucou). Cet humour, à la fois tendre et féroce, une philosophie en soi, n’est pas si fréquent chez les grands auteurs européens, dont Forman faisait assurément partie, lui qui avait aussi acquis la nationalité américaine, après son exil de l’ex-Tchécoslovaquie.
Très tôt frappé par l’injustice et l’absurde, il devient orphelin, après la déportation de ses parents dans les camps d’extermination nazis. Après des études à l’Ecole de cinéma de Prague, il travaille pour la télévision, signe deux courts-métrages et se distingue vite à travers deux films emblématiques de la Nouvelle Vague tchécoslovaque, L’As de pique (1963) et Les Amours d’une blonde (1965). Le premier, qui ressemble à bien des égards à Adieu Philippine de Rozier, traite des désillusions sentimentale d’un adolescent un peu gauche, engagé comme commis dans un petit magasin d’alimentation. Le deuxième, qui évoque en toute liberté la sexualité, est le portrait distancié et doux-amer d’une jeune ouvrière (l’étonnante Hana Brejchová, formidable de spontanéité) qui s’éprend d’un pianiste jouant dans un orchestre de bal. Audace du naturel, justesse du trait, vacillement constant entre rire et tristesse, tâtonnement existentiel : les traits majeurs de l’esthétique de Forman, observateur volontiers mordant mais moraliste chaleureux au bout du compte, sont déjà ancrés dans ces premiers films, manifestes évidents contre l’académisme et le réalisme conformiste prôné par le pouvoir en place. Le cinéaste sait la jouer fine, éviter la censure, mais subit malgré tout des pressions, surtout pour son film suivant, ô combien précurseur : Au feu les pompiers ! (1968), satire cinglante de la bureaucratie autour d’un bal de pompiers qui vire au grand désordre, annonce à bien des égards les jours joyeux du Printemps de Prague, hélas éphémère, écrasé par l’intervention des troupes soviétiques en août 1968.
Miloš Forman s’exile dès lors aux Etats-Unis, où il réalisera la plupart de ses films suivants et où il sera un professeur influent (à Columbia). Son œil d’étranger, aux racines européennes, lui permet d’explorer l’Amérique et ses mythes, son passé (Ragtime) et sa modernité (Taking-off,Hair), de manière originale, bardé d’une ironie constante. Pour preuve flagrante, le méconnu Taking-off (1971), tableau cinglant et délirant (qui finit en strip poker !) d’un conflit de génération, entre des petits-bourgeois new-yorkais désorientés mais pleins de bonne volonté et leurs enfants, contestataires et méprisants vis-à-vis d’eux. Tout le monde en prend pour son grade, les vieux mais aussi les jeunes, dont la révolte dissimule un conformisme fâcheux. Cette lecture caustique est aussi vraie pour Hair (1979), comédie musicalequ’ona souvent réduite à un manifeste nostalgique pour l’amour libre, la fumette et le pacifisme. Si l’auteur loue bien sûr la soif de liberté des hippies, il ne manque pas d’épingler aussi leur naïveté. Reste la fièvre, l’élan, le tumulte et le volume de la musique. Celle-ci est essentielle dans le cinéma de Forman, soucieux d’harmonie comme de dissonance. Qu’elle soit au non au coeur du film (comme dans Ragtime, à moitié réussi, mais galvanisant sur l’éclosion du jazz), elle dynamise les images, peut aussi les démentir ou les nuancer. Cet art aussi bien mélodieux qu’incongru trouve son plein accomplissement dans Amadeus(1984), pied de nez à l’icône gravée dans le marbre de Mozart. A travers Tom Hulce (révélation à peine revue depuis), il représente le génie en farceur pétomane, intenable, vibrionnant, punk avant l’heure si l’on veut. Une existence brûlée par tous les bouts, enviée, par son rival, le maléfique Salieri, devenu in extremis son partenaire privilégié de création.
Une fascination pour les excès
La dépense sous toutes ses formes, l’excès, la caricature caractérisent le cinéma spectaculaire de Miloš Forman, rempli de foules costumées, de bouffons et d’artistes (Les Fantômes de Goya). Rien de plus logique qu’il se soit intéressé à ce qui échappe au raisonnable, à savoir la folie, celle-là même qui fit sa gloire, grâce au Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975), film multi-oscarisé (cinq statuettes en tout). Si tout le monde ne connaît pas forcément le nom de Forman, beaucoup ont vu au moins cette fiction électro-choc, décrivant de manière à la fois truculente et terrifiante le quotidien dans un hôpital psychiatrique. Jack Nicholson, en marginal jouant au fou, y fait une performance hallucinante qui a concouru à sa légende. On n’a pas oublié non plus dedans son grand ami, le chef Indien (Will Sampson), fort comme une montagne, qui se fait passer pour sourd et muet. Hier comme aujourd’hui, le film, métaphore de la société fondée sur un système de répression, secoue. C’est un hymne puissant et poignant à la résistance.
Le trop-plein de vie, de sexe (Larry Flynt), de séduction (Valmont) ou d’humour, a toujours à voir chez Forman avec l’insoumission. Dans le genre, le portrait qu’il a fait d’Andy Kaufman (interprété par Jim Carrey) comique fameux aux Etats-Unis et à la carrière fulgurante, est édifiant. Man on the moon (1999) montre à quel point ce farceur ultra-provocateur révolutionne le spectacle en jouant « contre le public », en l’agressant quasiment. Sa folie saine, son irrésolution, son incapacité foncière à se trouver en même temps qu’à accepter toute forme de pouvoir, sont aussi celles qui fondent la plupart des personnages chers à Forman. Lequel avait joué en 2011 le vieil amant tchèque de Catherine Deneuve dans Les Bien-aimésde Christophe Honoré. Un rôle où il se montrait très attachant, à l’image parfaite de son cinéma, baroque et mélancolique.
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