Search

L'écrivain VS Naipaul est mort, et c'était l'un des prix Nobel de littérature les moins consensuels

V. S. Naipaul, en 2002.

V. S. Naipaul, en 2002.

Ulf Andersen / Aurimages

Né à Trinidad de parents indiens, devenu citoyen britannique, V. S. Naipaul portait un regard implacable sur la misère des peuples décolonisés. Il avait obtenu le prix Nobel de littérature en 2001.

En lui attribuant le prix Nobel de littérature, en 2001, l'Académie suédoise s’était ainsi justifiée : « pour avoir mêlé une narration perceptive et un regard précis et incorruptible dans des oeuvres qui nous obligent à voir la présence de l’histoire refoulée ». En le distinguant, les Nobel n'avaient pas fait le choix du consensus. V. S. Naipaul, qui vient de mourir à l'âge de 85 ans, était né dans les Antilles britanniques, à Trinidad, dans une famille d'origine indienne, avait fait ses études à Oxford et était resté vivre en Angleterre. Ce romancier et essayiste voyageur était « l’écrivain plus opposé aux idées reçues et à la bien-pensance qu'on puisse imaginer » (dixit Télérama), portant un regard sans concession sur les sociétés post-coloniales, et notamment sur la place de l'islam chez les peuples non arabes.

Télérama l'avait rencontré en décembre 2001 pour un très grand entretien que nous republions ci-dessous.


Se frayer un chemin dans le monde est l'anxiété première de V.S. Naipaul, le nouveau prix Nobel de littérature. Comment, lorsqu'on est né pauvre à Trinidad en 1932, que l'on est élevé néanmoins dans la conscience de sa haute caste (ses grands-parents étaient indiens, brahmanes exilés aux Caraïbes), que l'on grandit dans l'empire britannique, trouve-t-on la voie de sa propre indépendance ? Pour Naipaul, ce sera l'écriture ; reconstruisant peut-être sa propre légende, il a toujours parlé de son métier comme d'une mission dont il s'est senti très tôt dépositaire, quitte à en payer le prix fort. Son père, journaliste au Trinidad Guardian, l'avait désigné : « Tu deviendras un grand écrivain. » Ce prix Nobel est donc le signe ultime que Vidiadhar Surajprasad a été un bon fils.

Il couronne aussi une oeuvre prolifique (une bonne trentaine de livres, dont vingt sont traduits en français), qui mêle dans le même souffle le roman et l'essai, la nouvelle et le récit de voyage. Même pour explorer l'autre bout de la planète, Naipaul a toujours écrit avec, comme il le dit, la part intime de lui-même, sa souffrance, son humiliation et sa rage vitale. Le monde où il cherche son chemin est d'abord son monde : celui de l'ex-empire colonial britannique, les Indes de ses ancêtres, l'Afrique lointaine de ses compatriotes caribéens, l'Amérique du Sud, non loin des Antilles, l'Angleterre, enfin, où il émigre en 1950, dont il aime les campagnes maussades, chante la grandeur passée et vilipende l'inculture contemporaine.

Pour s'affranchir du chaos où il est né, cet « écrivain sans société », comme l'était Joseph Conrad, l'un des rares auteurs auquel il s'identifie, n'aura eu de cesse de se nourrir d'histoire (il est pétri de la lecture des historiens) et de gratter là où ça fait mal. Avec fureur, avec parfois un sens de la bouffonnerie, avec une cruauté surtout qu'on ne lui pardonne pas : s'il a ouvert la voie de la reconnaissance à une littérature issue des marges des empires coloniaux, ce pair du royaume d'Angleterre a toujours méprisé les chantres de la négritude et le sanglot des opprimés.

Seul, toujours à contre-courant, il a traversé le tiers-monde en se bouchant le nez, s'interrogeant sur « ces distinctions sociales qui donnent tant de saveur à la vie », mais avec une obsession du détail, du réel, du matériel, du concret, des visages, des itinéraires, des histoires refoulées et des mondes disparus qui émergent pour peu qu'on sache les voir. A 30 ans à peine, il savait, non sans orgueil, quel serait son rôle : « Vivant dans une culture empruntée, l'Antillais a besoin d'écrivains pour lui dire qui il est et où il est », notait-il en 1960. L'Antillais, mais aussi l'Indien, l'Iranien, le Noir américain... Identités en morceaux, indépendances impossibles : le destin d'exilé des individus modernes. En cela, V.S. Naipaul est bien l'écrivain de notre siècle.

Au fil de ses voyages, il semble s'être rapproché de ses origines : l'Inde hindoue (il a même récemment déclaré quelque sympathie pour le parti Shiv Sena, ultranationaliste, hindou, antimusulman et antichrétien). Et n'a pas de mots assez durs contre « l'impérialisme » islamique dans quatre pays musulmans d'Asie (le Pakistan, l'Indonésie, la Malaisie et l'Iran), qu'il a stigmatisé dans deux livres, écrits à dix-sept années d'intervalle : Crépuscule sur l'islam et Jusqu'au bout de la foi.

Avec les années, la rage s'est émoussée, le visage s'est ouvert, mais le regard est toujours le même : perçant. Il n'aime pas les interviews ; s'échappe toujours ; proclame la fin du genre romanesque et publie un roman quatre ans plus tard (Half a life, qui sortira sous le titre La Moitié d’une vie chez Plon en 2002). Paradoxalement, il y a une sorte de légèreté chez ce monument de raideur, la force et la fragilité des inadaptés volontaires, des éternels dépaysés. Etranger à tout, sauf à lui-même.

Vous vivez dans la campagne du Wiltshire, près de Londres, vous sentez-vous vraiment chez vous, ici ?

C'est un pur hasard. Si je n'avais pas découvert cette vallée il y a trente et un ans, j'aurais sûrement quitté l'Angleterre. Je n'avais alors aucune idée du lieu où m'installer, mais j'avais pris des dispositions pour partir, voyager... J'en avais marre de l'Angleterre, de la vie étriquée à laquelle on y est condamné quand on n'a pas beaucoup d'argent. Je n'en avais pas à l'époque, je n'en ai pas eu assez non plus pour partir. A ce moment-là, par un ami, j'ai trouvé une petite maison à louer ici, je suis tombé amoureux de cette vallée, j'ai acheté ce cottage et je suis resté.

Vous êtes arrivé en Angleterre en 1950 avec la volonté non seulement d'être écrivain mais de vivre de votre plume. Qu'est-ce qui vous avait donné cette certitude ?

C'était de la folie furieuse ! Je n'ai jamais pensé qu'à devenir écrivain. Quelquefois, quand j'étais en Inde, j'allais voir des diseuses de bonne aventure. J'arrivais avec trois questions, trois angoisses pour ma vie. Trouverai-je l'amour sexuel ? A cet âge-là, cela ne m'était pas arrivé. Au- rai-je une maison à moi ? Et écrirai-je des livres ? J'étais obsédé par cela.

Mais si j'avais été riche, je ne serais probablement pas devenu écrivain. C'est un projet tellement insensé de s'asseoir à une table et d'écrire quelque chose. D'autant que je n'avais pas d'exemples auxquels me référer pour écrire sur mon matériau de départ : ma vie familiale, le cadre colonial, mes origines... Si j'avais eu le choix d'une voie plus facile, si toute ma vie, y compris matérielle, n'en avait pas dépendu, j'aurais abandonné très vite. Mais une fois que j'ai été embarqué dans cette carrière, je devais être un écrivain, je ne pouvais pas faire autre chose.

Beaucoup de commentateurs ont vu dans votre prix Nobel une prise de position politique : après les attaques terroristes islamistes contre l'Amérique, on honorait l'écrivain anglo-saxon le moins tendre avec les peuples issus de la colonisation et le plus viscéralement anti- islamique.

Je n'ai écrit que deux livres sur l'islam ! D'ailleurs, la citation de l'académie Nobel ne les souligne pas en particulier. Et, vous savez, depuis plus de vingt ans, j'ai été souvent pressenti pour le Nobel... Cela dit, il est certain que ces attaques islamistes changent notre vision du monde. Nous réalisons à quel point la guerre sainte est inscrite dans l'islam, comme une part essentielle de la foi. Or s'imaginer éternellement en guerre implique un éternel ennemi, donc une haine éternelle.

Dans L'Illusion des ténèbres (1960), en racontant vos souvenirs d'enfance à Trinidad, vous soulignez : « J'ai compris assez vite que les musulmans étaient plus différents que les autres. On ne pouvait pas leur faire confiance. Ils cherchaient toujours à prendre le dessus. » Ce sentiment premier n'a-t-il pas influencé, ensuite, votre vision de l'islam ?

Vraiment, j'ai écrit cela ?... J'ai compris la source de ce sentiment d'enfance seulement il y a quelques années, en allant en Inde et au Pakistan. Il ne s'agissait pas d'une haine raciale mais d'un ressentiment lié à l'invasion musulmane en Inde, à la destruction de l'Inde, de son histoire hindoue, par l'islam. Quand on lit les récits d'Ibn Battuta, qui a passé sept ans à Delhi au XIVe siècle, puis les voyages de Bernier et de Tavernier à la fin du XVIIe siècle, ils nous parlent de cette réalité musulmane : pas d'écoles, pas d'institutions, la population était juste une foule de serfs sur lesquels régnaient quelques seigneurs. Heureusement, les Anglais sont arrivés et ils ont été des conquérants extrêmement bienveillants après ce que l'Inde avait connu des envahisseurs musulmans. Se convertir à l'islam exigeait des Indiens qu'ils renient leurs origines, leur passé, leur culture. C'est bien plus violent que le régime colonial ! Vous voyez, mon animosité n'est pas une haine viscérale contre l'islam, elle a de profondes et lointaines raisons historiques.

Prenons alors l'exemple de l'Iran. Il est islamisé depuis mille cinq cents ans, il a créé un islam proprement iranien, qui fait partie de l'identité du pays. Comment pouvez-vous encore parler de l'islam comme d'un greffon étranger ?

Mais parce que les Iraniens en parlent encore ainsi ! Si j'étais iranien et si j'avais derrière moi la grande histoire perse, si je pouvais la lire chez Hérodote et tous les écrivains romains, je serais fier de mon passé. Mais eux, leur religion leur a dit qu'ils n'avaient pas de passé avant l'islam. Ils ont tourné le dos à leur histoire. Quand vous vous rejetez vous-même ainsi, vous devenez névrosé. On ne peut pas rejeter ce que l'on est ni d'où l'on vient.

Est-ce ce qui a failli vous arriver ?

Oh non ! Jamais ! J'ai toujours été un nationaliste indien. Dès L'Illusion des ténèbres, j'ai écrit sur les mouvements de l'indépendance indienne.

Indien ou hindou ?

Les deux sont pour moi inséparables, même si je ne suis pas religieux.

Vous aviez presque 30 ans lorsque vous avez mis les pieds en Inde. Avoir grandi à Trinidad aurait dû atténuer votre relation avec vos origines plus anciennes.

Non, parce que Trinidad était une plantation et rien d'autre : une sorte de laboratoire social britannique. Ce n'était pas un pays, juste une partie vandalisée du Nouveau Monde. J'en ai toujours eu conscience.

Aujourd'hui, quel est votre univers religieux ? Vous qui n'êtes pas croyant, vous avez passé beaucoup de temps à vous interroger sur la foi des autres.

C'est si intéressant, la façon dont les hommes ont cherché une explication à leur présence sur terre ! Je me passionne surtout pour les religions primitives, les croyances africaines, les religions romaines, que j'ai adoré découvrir chez Virgile et Tacite... Je ne peux pas ignorer qu'il y a quelque chose en dehors de l'homme. Je n'ai pas de sens religieux, mais j'ai le sens de l'histoire, ce qui est peut-être une sorte de religion, puisque c'est l'histoire qui nous ancre vraiment dans le monde.

En fait, vous n'aimez pas les religions révélées, qui ont une prétention universelle. Les formes religieuses sont pour vous intrinsèquement liées à l'histoire de chaque peuple. C'est une vision très essentialiste de l'histoire...

Il existe deux religions révélées, l'islam et le christianisme - je ne parle pas du judaïsme, qui n'a pas, comme le christianisme et l'islam, envahi le monde. La théologie chrétienne est extrêmement sombre. Son iconographie est terrifiante, la torture éternelle, la mort et les cadavres partout. Je ne suis pas loin de l'analyse d'Edward Gibbon (1737-1794), l'historien de l'Empire romain : le christianisme fut une calamité obscurantiste, qui a bénéficié de la décadence de Rome pour s'installer. Heureusement, les Arabes musulmans, pendant ce temps, ont préservé la connaissance des auteurs classiques, grecs et romains, que nous avons redécouverts grâce à eux au Moyen Age et qui ont ensuite nourri notre civilisation. Mais, ensuite, l'islam est mort ! Aucune grande civilisation n'est sortie des pays islamisés, ni du Pakistan, ni d'Afghanistan, ni de Malaisie, ni des Philippines...

Néanmoins, ces deux religions nous ont légué une idée qui fonde notre monde et sur laquelle nous ne pouvons pas revenir : celle de la fraternité et de l'égalité des hommes, que tous les hommes sans exception se valent. C'était une idée neuve, qui n'a jamais existé dans le monde classique, ni chez les bouddhistes ou les hindouistes.

Dans Jusqu'au bout de la foi, vous êtes dans une école coranique en Indonésie et vous décrivez un élève confit en soumission. Le maître, très fier, vous dit que cet élève sait déjà la moitié du Coran par coeur, et vous, vous répliquez avec une ironie cinglante : « Seulement la moitié, ce n'est pas assez ! » On dirait que la seule vision d'un homme courbé vous donne envie de tuer... mais de le tuer lui, pas ce ou celui qui l'opprime !

Apprendre le Coran par coeur, c'est la base de l'éducation des taliban ! Il y a de quoi devenir fou, parce qu'il ne s'agit pas là d'une discipline intellectuelle, c'est la suppression de l'esprit humain ! Personne n'aime la soumission, surtout quand celle-ci devient servilité. Pour moi, cela signifie que vous déniez en vous les possibilités humaines. C'est une attitude antihumaine ! J'ai toujours été surpris que les gens disent de moi que j'étais cruel. J'ai juste décrit des évidences qui sautent aux yeux.

Vous avez choqué parce que vous avez parlé avec peu de compassion de la misère des anciens colonisés. Auriez-vous la même intransigeance vis-à-vis des Anglais ?

Disséquer l'histoire des faibles de ce monde peut toujours sembler cruel si on dit la vérité. Parce qu'il faut alors montrer comment ceux qui n'ont pas eu d'histoire glorieuse se réfugient dans l'imaginaire, s'aveuglent sur eux-mêmes, maquillent leurs vies et leurs origines parce qu'ils ont honte d'eux. Je ne pense pas que ce soit cruel de regarder en face une réalité essentielle. L'autre façon d'aborder le problème serait de dire : ne sont-ils pas merveilleux ? Mais quelle valeur cela aurait-il ? Je suis plus généreux en disséquant leur incapacité à relever la tête qu'en les encourageant à se plaindre. Au moins, ils peuvent s'interroger sur eux-mêmes.

Aucun grand écrivain français ne dirait que les Français sont merveilleux, aucun auteur américain ne chanterait les louanges des Américains sans être aussitôt méprisé, traité de patriote fou. Alors au nom de quoi, pour ce groupe spécial des ex-colonisés du tiers monde, devrait-on s'interdire la critique, se mettre à genoux et les encenser ? Quant à ma complaisance vis-à-vis des Anglais, quiconque connaît mon travail sait que ce n'est pas le problème ! Chez des milliers d'auteurs, le colon est présenté de façon négative. Pourquoi devrais-je rejoindre cette foule ?

Il y aurait alors un malentendu à votre propos ?

Je vais vous dire d'où vient le malentendu : ils ne lisent pas mes livres. Ils picorent deux ou trois choses sur Internet ou avalent des cours à l'université. Celui qui me lit trouvera au contraire dans mes livres beaucoup de compassion et de compréhension.

Est-ce que la colère, qui est un trait de votre caractère, vous a servi de voie pour la compréhension ?

J'étais coléreux, c'est vrai, mais les émotions violentes sont une affaire intime ; il faut les raffiner, les maîtriser, les comprendre avant d'écrire. On ne peut pas écrire sur la colère, ni avec colère, ça ne marche pas. Je ne crois pas avoir jamais écrit avec colère. Avec dureté, parfois, mais toujours avec pitié.

Aujourd'hui, savez-vous pour qui vous avez écrit ?

Au début, j'écrivais pour un ami ou deux, pour ma femme. Mais, maintenant, j'écris spécialement pour les nouvelles générations en Inde, pour ceux qui, en Afrique, voudraient se regarder en face.

Je n'ai jamais rien écrit sur la Russie, sur la Chine ou sur l'Europe. J'ai écrit sur les petites zones de ténèbres qui m'entouraient quand j'étais jeune : l'Inde, l'Afrique, l'Amérique du Sud - Trinidad était une partie de l'Amérique du Sud -, l'Empire britannique, l'Angleterre elle-même. Je n'ai pas voulu voyager pour voyager. Oui, j'ai écrit sur moi-même, mais un écrivain écrit toujours sur lui-même. Le chemin a été long et dur. Aujourd'hui, j'écris pour tous ceux qui ont autour d'eux des zones d'ombre. Et ils sont de tous les pays

Propos recueillis par Catherine Portevin

A lire

Romans et nouvelles : Une maison pour M. Biswas (1964, Gallimard), Miguel Street (1967, Gallimard), A la courbe du fleuve (1982, 10/18), L'Enigme de l'arrivée (1991, Bourgois), Un chemin dans le monde (1995, Plon).

Essais : Voyages en Inde (L'Illusion des ténèbres, 1962, 10/18 ; L'Inde brisée, 1989, 10/18 ; L'Inde, un million de révoltes, 1992, Plon). Voyages dans les pays musulmans d'Asie (Crépuscule sur l'islam, 1981, Albin Michel ; Jusqu'au bout de la foi, 1998, Plon). Dans le sud des Etats-Unis (Une virée dans le Sud, 1989, 10/18). Aux Caraïbes (La Traversée du milieu, 1994, Plon). En Argentine (Le Retour d'Eva Perón, 1989, 10/18).

Let's block ads! (Why?)

Read Again
V. S. Naipaul, en 2002.

V. S. Naipaul, en 2002.

Ulf Andersen / Aurimages

Né à Trinidad de parents indiens, devenu citoyen britannique, V. S. Naipaul portait un regard implacable sur la misère des peuples décolonisés. Il avait obtenu le prix Nobel de littérature en 2001.

En lui attribuant le prix Nobel de littérature, en 2001, l'Académie suédoise s’était ainsi justifiée : « pour avoir mêlé une narration perceptive et un regard précis et incorruptible dans des oeuvres qui nous obligent à voir la présence de l’histoire refoulée ». En le distinguant, les Nobel n'avaient pas fait le choix du consensus. V. S. Naipaul, qui vient de mourir à l'âge de 85 ans, était né dans les Antilles britanniques, à Trinidad, dans une famille d'origine indienne, avait fait ses études à Oxford et était resté vivre en Angleterre. Ce romancier et essayiste voyageur était « l’écrivain plus opposé aux idées reçues et à la bien-pensance qu'on puisse imaginer » (dixit Télérama), portant un regard sans concession sur les sociétés post-coloniales, et notamment sur la place de l'islam chez les peuples non arabes.

Télérama l'avait rencontré en décembre 2001 pour un très grand entretien que nous republions ci-dessous.


Se frayer un chemin dans le monde est l'anxiété première de V.S. Naipaul, le nouveau prix Nobel de littérature. Comment, lorsqu'on est né pauvre à Trinidad en 1932, que l'on est élevé néanmoins dans la conscience de sa haute caste (ses grands-parents étaient indiens, brahmanes exilés aux Caraïbes), que l'on grandit dans l'empire britannique, trouve-t-on la voie de sa propre indépendance ? Pour Naipaul, ce sera l'écriture ; reconstruisant peut-être sa propre légende, il a toujours parlé de son métier comme d'une mission dont il s'est senti très tôt dépositaire, quitte à en payer le prix fort. Son père, journaliste au Trinidad Guardian, l'avait désigné : « Tu deviendras un grand écrivain. » Ce prix Nobel est donc le signe ultime que Vidiadhar Surajprasad a été un bon fils.

Il couronne aussi une oeuvre prolifique (une bonne trentaine de livres, dont vingt sont traduits en français), qui mêle dans le même souffle le roman et l'essai, la nouvelle et le récit de voyage. Même pour explorer l'autre bout de la planète, Naipaul a toujours écrit avec, comme il le dit, la part intime de lui-même, sa souffrance, son humiliation et sa rage vitale. Le monde où il cherche son chemin est d'abord son monde : celui de l'ex-empire colonial britannique, les Indes de ses ancêtres, l'Afrique lointaine de ses compatriotes caribéens, l'Amérique du Sud, non loin des Antilles, l'Angleterre, enfin, où il émigre en 1950, dont il aime les campagnes maussades, chante la grandeur passée et vilipende l'inculture contemporaine.

Pour s'affranchir du chaos où il est né, cet « écrivain sans société », comme l'était Joseph Conrad, l'un des rares auteurs auquel il s'identifie, n'aura eu de cesse de se nourrir d'histoire (il est pétri de la lecture des historiens) et de gratter là où ça fait mal. Avec fureur, avec parfois un sens de la bouffonnerie, avec une cruauté surtout qu'on ne lui pardonne pas : s'il a ouvert la voie de la reconnaissance à une littérature issue des marges des empires coloniaux, ce pair du royaume d'Angleterre a toujours méprisé les chantres de la négritude et le sanglot des opprimés.

Seul, toujours à contre-courant, il a traversé le tiers-monde en se bouchant le nez, s'interrogeant sur « ces distinctions sociales qui donnent tant de saveur à la vie », mais avec une obsession du détail, du réel, du matériel, du concret, des visages, des itinéraires, des histoires refoulées et des mondes disparus qui émergent pour peu qu'on sache les voir. A 30 ans à peine, il savait, non sans orgueil, quel serait son rôle : « Vivant dans une culture empruntée, l'Antillais a besoin d'écrivains pour lui dire qui il est et où il est », notait-il en 1960. L'Antillais, mais aussi l'Indien, l'Iranien, le Noir américain... Identités en morceaux, indépendances impossibles : le destin d'exilé des individus modernes. En cela, V.S. Naipaul est bien l'écrivain de notre siècle.

Au fil de ses voyages, il semble s'être rapproché de ses origines : l'Inde hindoue (il a même récemment déclaré quelque sympathie pour le parti Shiv Sena, ultranationaliste, hindou, antimusulman et antichrétien). Et n'a pas de mots assez durs contre « l'impérialisme » islamique dans quatre pays musulmans d'Asie (le Pakistan, l'Indonésie, la Malaisie et l'Iran), qu'il a stigmatisé dans deux livres, écrits à dix-sept années d'intervalle : Crépuscule sur l'islam et Jusqu'au bout de la foi.

Avec les années, la rage s'est émoussée, le visage s'est ouvert, mais le regard est toujours le même : perçant. Il n'aime pas les interviews ; s'échappe toujours ; proclame la fin du genre romanesque et publie un roman quatre ans plus tard (Half a life, qui sortira sous le titre La Moitié d’une vie chez Plon en 2002). Paradoxalement, il y a une sorte de légèreté chez ce monument de raideur, la force et la fragilité des inadaptés volontaires, des éternels dépaysés. Etranger à tout, sauf à lui-même.

Vous vivez dans la campagne du Wiltshire, près de Londres, vous sentez-vous vraiment chez vous, ici ?

C'est un pur hasard. Si je n'avais pas découvert cette vallée il y a trente et un ans, j'aurais sûrement quitté l'Angleterre. Je n'avais alors aucune idée du lieu où m'installer, mais j'avais pris des dispositions pour partir, voyager... J'en avais marre de l'Angleterre, de la vie étriquée à laquelle on y est condamné quand on n'a pas beaucoup d'argent. Je n'en avais pas à l'époque, je n'en ai pas eu assez non plus pour partir. A ce moment-là, par un ami, j'ai trouvé une petite maison à louer ici, je suis tombé amoureux de cette vallée, j'ai acheté ce cottage et je suis resté.

Vous êtes arrivé en Angleterre en 1950 avec la volonté non seulement d'être écrivain mais de vivre de votre plume. Qu'est-ce qui vous avait donné cette certitude ?

C'était de la folie furieuse ! Je n'ai jamais pensé qu'à devenir écrivain. Quelquefois, quand j'étais en Inde, j'allais voir des diseuses de bonne aventure. J'arrivais avec trois questions, trois angoisses pour ma vie. Trouverai-je l'amour sexuel ? A cet âge-là, cela ne m'était pas arrivé. Au- rai-je une maison à moi ? Et écrirai-je des livres ? J'étais obsédé par cela.

Mais si j'avais été riche, je ne serais probablement pas devenu écrivain. C'est un projet tellement insensé de s'asseoir à une table et d'écrire quelque chose. D'autant que je n'avais pas d'exemples auxquels me référer pour écrire sur mon matériau de départ : ma vie familiale, le cadre colonial, mes origines... Si j'avais eu le choix d'une voie plus facile, si toute ma vie, y compris matérielle, n'en avait pas dépendu, j'aurais abandonné très vite. Mais une fois que j'ai été embarqué dans cette carrière, je devais être un écrivain, je ne pouvais pas faire autre chose.

Beaucoup de commentateurs ont vu dans votre prix Nobel une prise de position politique : après les attaques terroristes islamistes contre l'Amérique, on honorait l'écrivain anglo-saxon le moins tendre avec les peuples issus de la colonisation et le plus viscéralement anti- islamique.

Je n'ai écrit que deux livres sur l'islam ! D'ailleurs, la citation de l'académie Nobel ne les souligne pas en particulier. Et, vous savez, depuis plus de vingt ans, j'ai été souvent pressenti pour le Nobel... Cela dit, il est certain que ces attaques islamistes changent notre vision du monde. Nous réalisons à quel point la guerre sainte est inscrite dans l'islam, comme une part essentielle de la foi. Or s'imaginer éternellement en guerre implique un éternel ennemi, donc une haine éternelle.

Dans L'Illusion des ténèbres (1960), en racontant vos souvenirs d'enfance à Trinidad, vous soulignez : « J'ai compris assez vite que les musulmans étaient plus différents que les autres. On ne pouvait pas leur faire confiance. Ils cherchaient toujours à prendre le dessus. » Ce sentiment premier n'a-t-il pas influencé, ensuite, votre vision de l'islam ?

Vraiment, j'ai écrit cela ?... J'ai compris la source de ce sentiment d'enfance seulement il y a quelques années, en allant en Inde et au Pakistan. Il ne s'agissait pas d'une haine raciale mais d'un ressentiment lié à l'invasion musulmane en Inde, à la destruction de l'Inde, de son histoire hindoue, par l'islam. Quand on lit les récits d'Ibn Battuta, qui a passé sept ans à Delhi au XIVe siècle, puis les voyages de Bernier et de Tavernier à la fin du XVIIe siècle, ils nous parlent de cette réalité musulmane : pas d'écoles, pas d'institutions, la population était juste une foule de serfs sur lesquels régnaient quelques seigneurs. Heureusement, les Anglais sont arrivés et ils ont été des conquérants extrêmement bienveillants après ce que l'Inde avait connu des envahisseurs musulmans. Se convertir à l'islam exigeait des Indiens qu'ils renient leurs origines, leur passé, leur culture. C'est bien plus violent que le régime colonial ! Vous voyez, mon animosité n'est pas une haine viscérale contre l'islam, elle a de profondes et lointaines raisons historiques.

Prenons alors l'exemple de l'Iran. Il est islamisé depuis mille cinq cents ans, il a créé un islam proprement iranien, qui fait partie de l'identité du pays. Comment pouvez-vous encore parler de l'islam comme d'un greffon étranger ?

Mais parce que les Iraniens en parlent encore ainsi ! Si j'étais iranien et si j'avais derrière moi la grande histoire perse, si je pouvais la lire chez Hérodote et tous les écrivains romains, je serais fier de mon passé. Mais eux, leur religion leur a dit qu'ils n'avaient pas de passé avant l'islam. Ils ont tourné le dos à leur histoire. Quand vous vous rejetez vous-même ainsi, vous devenez névrosé. On ne peut pas rejeter ce que l'on est ni d'où l'on vient.

Est-ce ce qui a failli vous arriver ?

Oh non ! Jamais ! J'ai toujours été un nationaliste indien. Dès L'Illusion des ténèbres, j'ai écrit sur les mouvements de l'indépendance indienne.

Indien ou hindou ?

Les deux sont pour moi inséparables, même si je ne suis pas religieux.

Vous aviez presque 30 ans lorsque vous avez mis les pieds en Inde. Avoir grandi à Trinidad aurait dû atténuer votre relation avec vos origines plus anciennes.

Non, parce que Trinidad était une plantation et rien d'autre : une sorte de laboratoire social britannique. Ce n'était pas un pays, juste une partie vandalisée du Nouveau Monde. J'en ai toujours eu conscience.

Aujourd'hui, quel est votre univers religieux ? Vous qui n'êtes pas croyant, vous avez passé beaucoup de temps à vous interroger sur la foi des autres.

C'est si intéressant, la façon dont les hommes ont cherché une explication à leur présence sur terre ! Je me passionne surtout pour les religions primitives, les croyances africaines, les religions romaines, que j'ai adoré découvrir chez Virgile et Tacite... Je ne peux pas ignorer qu'il y a quelque chose en dehors de l'homme. Je n'ai pas de sens religieux, mais j'ai le sens de l'histoire, ce qui est peut-être une sorte de religion, puisque c'est l'histoire qui nous ancre vraiment dans le monde.

En fait, vous n'aimez pas les religions révélées, qui ont une prétention universelle. Les formes religieuses sont pour vous intrinsèquement liées à l'histoire de chaque peuple. C'est une vision très essentialiste de l'histoire...

Il existe deux religions révélées, l'islam et le christianisme - je ne parle pas du judaïsme, qui n'a pas, comme le christianisme et l'islam, envahi le monde. La théologie chrétienne est extrêmement sombre. Son iconographie est terrifiante, la torture éternelle, la mort et les cadavres partout. Je ne suis pas loin de l'analyse d'Edward Gibbon (1737-1794), l'historien de l'Empire romain : le christianisme fut une calamité obscurantiste, qui a bénéficié de la décadence de Rome pour s'installer. Heureusement, les Arabes musulmans, pendant ce temps, ont préservé la connaissance des auteurs classiques, grecs et romains, que nous avons redécouverts grâce à eux au Moyen Age et qui ont ensuite nourri notre civilisation. Mais, ensuite, l'islam est mort ! Aucune grande civilisation n'est sortie des pays islamisés, ni du Pakistan, ni d'Afghanistan, ni de Malaisie, ni des Philippines...

Néanmoins, ces deux religions nous ont légué une idée qui fonde notre monde et sur laquelle nous ne pouvons pas revenir : celle de la fraternité et de l'égalité des hommes, que tous les hommes sans exception se valent. C'était une idée neuve, qui n'a jamais existé dans le monde classique, ni chez les bouddhistes ou les hindouistes.

Dans Jusqu'au bout de la foi, vous êtes dans une école coranique en Indonésie et vous décrivez un élève confit en soumission. Le maître, très fier, vous dit que cet élève sait déjà la moitié du Coran par coeur, et vous, vous répliquez avec une ironie cinglante : « Seulement la moitié, ce n'est pas assez ! » On dirait que la seule vision d'un homme courbé vous donne envie de tuer... mais de le tuer lui, pas ce ou celui qui l'opprime !

Apprendre le Coran par coeur, c'est la base de l'éducation des taliban ! Il y a de quoi devenir fou, parce qu'il ne s'agit pas là d'une discipline intellectuelle, c'est la suppression de l'esprit humain ! Personne n'aime la soumission, surtout quand celle-ci devient servilité. Pour moi, cela signifie que vous déniez en vous les possibilités humaines. C'est une attitude antihumaine ! J'ai toujours été surpris que les gens disent de moi que j'étais cruel. J'ai juste décrit des évidences qui sautent aux yeux.

Vous avez choqué parce que vous avez parlé avec peu de compassion de la misère des anciens colonisés. Auriez-vous la même intransigeance vis-à-vis des Anglais ?

Disséquer l'histoire des faibles de ce monde peut toujours sembler cruel si on dit la vérité. Parce qu'il faut alors montrer comment ceux qui n'ont pas eu d'histoire glorieuse se réfugient dans l'imaginaire, s'aveuglent sur eux-mêmes, maquillent leurs vies et leurs origines parce qu'ils ont honte d'eux. Je ne pense pas que ce soit cruel de regarder en face une réalité essentielle. L'autre façon d'aborder le problème serait de dire : ne sont-ils pas merveilleux ? Mais quelle valeur cela aurait-il ? Je suis plus généreux en disséquant leur incapacité à relever la tête qu'en les encourageant à se plaindre. Au moins, ils peuvent s'interroger sur eux-mêmes.

Aucun grand écrivain français ne dirait que les Français sont merveilleux, aucun auteur américain ne chanterait les louanges des Américains sans être aussitôt méprisé, traité de patriote fou. Alors au nom de quoi, pour ce groupe spécial des ex-colonisés du tiers monde, devrait-on s'interdire la critique, se mettre à genoux et les encenser ? Quant à ma complaisance vis-à-vis des Anglais, quiconque connaît mon travail sait que ce n'est pas le problème ! Chez des milliers d'auteurs, le colon est présenté de façon négative. Pourquoi devrais-je rejoindre cette foule ?

Il y aurait alors un malentendu à votre propos ?

Je vais vous dire d'où vient le malentendu : ils ne lisent pas mes livres. Ils picorent deux ou trois choses sur Internet ou avalent des cours à l'université. Celui qui me lit trouvera au contraire dans mes livres beaucoup de compassion et de compréhension.

Est-ce que la colère, qui est un trait de votre caractère, vous a servi de voie pour la compréhension ?

J'étais coléreux, c'est vrai, mais les émotions violentes sont une affaire intime ; il faut les raffiner, les maîtriser, les comprendre avant d'écrire. On ne peut pas écrire sur la colère, ni avec colère, ça ne marche pas. Je ne crois pas avoir jamais écrit avec colère. Avec dureté, parfois, mais toujours avec pitié.

Aujourd'hui, savez-vous pour qui vous avez écrit ?

Au début, j'écrivais pour un ami ou deux, pour ma femme. Mais, maintenant, j'écris spécialement pour les nouvelles générations en Inde, pour ceux qui, en Afrique, voudraient se regarder en face.

Je n'ai jamais rien écrit sur la Russie, sur la Chine ou sur l'Europe. J'ai écrit sur les petites zones de ténèbres qui m'entouraient quand j'étais jeune : l'Inde, l'Afrique, l'Amérique du Sud - Trinidad était une partie de l'Amérique du Sud -, l'Empire britannique, l'Angleterre elle-même. Je n'ai pas voulu voyager pour voyager. Oui, j'ai écrit sur moi-même, mais un écrivain écrit toujours sur lui-même. Le chemin a été long et dur. Aujourd'hui, j'écris pour tous ceux qui ont autour d'eux des zones d'ombre. Et ils sont de tous les pays

Propos recueillis par Catherine Portevin

A lire

Romans et nouvelles : Une maison pour M. Biswas (1964, Gallimard), Miguel Street (1967, Gallimard), A la courbe du fleuve (1982, 10/18), L'Enigme de l'arrivée (1991, Bourgois), Un chemin dans le monde (1995, Plon).

Essais : Voyages en Inde (L'Illusion des ténèbres, 1962, 10/18 ; L'Inde brisée, 1989, 10/18 ; L'Inde, un million de révoltes, 1992, Plon). Voyages dans les pays musulmans d'Asie (Crépuscule sur l'islam, 1981, Albin Michel ; Jusqu'au bout de la foi, 1998, Plon). Dans le sud des Etats-Unis (Une virée dans le Sud, 1989, 10/18). Aux Caraïbes (La Traversée du milieu, 1994, Plon). En Argentine (Le Retour d'Eva Perón, 1989, 10/18).

Let's block ads! (Why?)



Bagikan Berita Ini

Related Posts :

0 Response to "L'écrivain VS Naipaul est mort, et c'était l'un des prix Nobel de littérature les moins consensuels"

Post a Comment

Powered by Blogger.