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« Gloria Mundi », le tableau d'un monde ubérisé, au bord de l'épuisement - Le Monde

Anaïs Demoustier et Robinson Stévenin dans « Gloria Mundi », de Robert Guédiguian.
Anaïs Demoustier et Robinson Stévenin dans « Gloria Mundi », de Robert Guédiguian. EX NIHILO 2019

Il y a dans le cinéma de Robert Guédiguian une propension à la noirceur et à la tragédie qui dessine en filigrane de son œuvre un sillon inconsolable, courant de Dernier été (1981) à La ville est tranquille (2000), en passant par Dieu vomit les tièdes (1991), comme autant d’accès de désespoir. Gloria Mundi, son dernier film, reparti de la dernière Mostra de Venise avec le prix de la meilleure actrice pour Ariane Ascaride, appartient à cette veine ténébreuse, dressant un constat sans appel sur l’état de concurrence généralisée qui sévit aujourd’hui dans la société française et ailleurs. Même Marseille, le port d’attache du cinéaste, n’y apparaît plus sous le jour rayonnant d’autrefois, mais comme une ville froide aux perspectives bouchées, où les hautes tours, tels des miradors vitrifiés, surplombent avec arrogance les quartiers lépreux, laissés à l’abandon. Gloria Mundi frappe fort et juste en montrant à quel point la rationalité économique, vouée à tout envahir, s’infiltre désormais jusqu’au nœud des relations familiales, au dernier degré de l’intime.

Le film s’ouvre pourtant sous les auspices d’une promesse, celle de la naissance d’une petite fille en salle d’accouchement, au son du Requiem de Verdi, en guise d’hommage au cinéaste arménien Artavazd Pelechian (qui avait lui-même filmé la mise au monde dans son court-métrage, Vie, en 1993). Autour de Gloria sont réunies les trois générations d’une même famille, de souche ouvrière : les aïeuls, Sylvie (Ariane Ascaride) et Richard (Jean-Pierre Darroussin), les jeunes parents, Mathilda (Anaïs Demoustier) et Nicolas (Robinson Stévenin), mais aussi Aurore (Lola Naymark), la demi-sœur de l’accouchée, et son compagnon, Bruno (Grégoire Leprince-Ringuet) – peu ou prou la troupe des comédiens « réguliers » du cinéaste. Cette apparente unité ne tarde pas à voler en éclats, dès lors que chacun aura repris son activité, insatisfaisante pour tous. Seuls Aurore et Bruno s’en sortent bien financièrement, car propriétaires d’un dépôt-vente qui fait recette. Face à eux, Mathilda et Nicolas essuient tuile sur tuile et ne cessent de s’enfoncer, avec Gloria sur les bras.

Personnage magnifique

Accordant autant d’attention à chacun de ses personnages, sans qu’aucun ne prenne le pas sur les autres, le film effectue un état des lieux accablant du monde du travail, endroit d’une dérégulation infernale qui asservit le salarié à l’immédiateté des flux économiques. Sylvie et Richard, en horaires décalés, ne se croisent qu’à l’aube, sans partager le même temps libre. Mathilda erre de période d’essai en période d’essai et déclare qu’elle « ferait pareil » si elle était à la place de ses employeurs. Nicolas, chauffeur Uber, ne compte pas ses heures et ne dispose d’aucune protection sociale (un pépin ne manquera pas d’arriver). Quant à Aurore et à Bruno, petits thuriféraires de l’entreprise, dopés au « cash » et à la cocaïne, ils s’enrichissent sur le dos des pauvres en rachetant leurs biens à vil prix. Tous ont assimilé les mots d’ordre de l’idéologie néolibérale – Bruno se prétend un « premier de cordée » –, jouant selon les règles d’une concurrence imposée d’en haut. Ainsi les précaires sont-ils jetés les uns contre les autres, sans réaliser qu’ils partagent les mêmes intérêts de classe.

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Anaïs Demoustier et Robinson Stévenin dans « Gloria Mundi », de Robert Guédiguian.
Anaïs Demoustier et Robinson Stévenin dans « Gloria Mundi », de Robert Guédiguian. EX NIHILO 2019

Il y a dans le cinéma de Robert Guédiguian une propension à la noirceur et à la tragédie qui dessine en filigrane de son œuvre un sillon inconsolable, courant de Dernier été (1981) à La ville est tranquille (2000), en passant par Dieu vomit les tièdes (1991), comme autant d’accès de désespoir. Gloria Mundi, son dernier film, reparti de la dernière Mostra de Venise avec le prix de la meilleure actrice pour Ariane Ascaride, appartient à cette veine ténébreuse, dressant un constat sans appel sur l’état de concurrence généralisée qui sévit aujourd’hui dans la société française et ailleurs. Même Marseille, le port d’attache du cinéaste, n’y apparaît plus sous le jour rayonnant d’autrefois, mais comme une ville froide aux perspectives bouchées, où les hautes tours, tels des miradors vitrifiés, surplombent avec arrogance les quartiers lépreux, laissés à l’abandon. Gloria Mundi frappe fort et juste en montrant à quel point la rationalité économique, vouée à tout envahir, s’infiltre désormais jusqu’au nœud des relations familiales, au dernier degré de l’intime.

Le film s’ouvre pourtant sous les auspices d’une promesse, celle de la naissance d’une petite fille en salle d’accouchement, au son du Requiem de Verdi, en guise d’hommage au cinéaste arménien Artavazd Pelechian (qui avait lui-même filmé la mise au monde dans son court-métrage, Vie, en 1993). Autour de Gloria sont réunies les trois générations d’une même famille, de souche ouvrière : les aïeuls, Sylvie (Ariane Ascaride) et Richard (Jean-Pierre Darroussin), les jeunes parents, Mathilda (Anaïs Demoustier) et Nicolas (Robinson Stévenin), mais aussi Aurore (Lola Naymark), la demi-sœur de l’accouchée, et son compagnon, Bruno (Grégoire Leprince-Ringuet) – peu ou prou la troupe des comédiens « réguliers » du cinéaste. Cette apparente unité ne tarde pas à voler en éclats, dès lors que chacun aura repris son activité, insatisfaisante pour tous. Seuls Aurore et Bruno s’en sortent bien financièrement, car propriétaires d’un dépôt-vente qui fait recette. Face à eux, Mathilda et Nicolas essuient tuile sur tuile et ne cessent de s’enfoncer, avec Gloria sur les bras.

Personnage magnifique

Accordant autant d’attention à chacun de ses personnages, sans qu’aucun ne prenne le pas sur les autres, le film effectue un état des lieux accablant du monde du travail, endroit d’une dérégulation infernale qui asservit le salarié à l’immédiateté des flux économiques. Sylvie et Richard, en horaires décalés, ne se croisent qu’à l’aube, sans partager le même temps libre. Mathilda erre de période d’essai en période d’essai et déclare qu’elle « ferait pareil » si elle était à la place de ses employeurs. Nicolas, chauffeur Uber, ne compte pas ses heures et ne dispose d’aucune protection sociale (un pépin ne manquera pas d’arriver). Quant à Aurore et à Bruno, petits thuriféraires de l’entreprise, dopés au « cash » et à la cocaïne, ils s’enrichissent sur le dos des pauvres en rachetant leurs biens à vil prix. Tous ont assimilé les mots d’ordre de l’idéologie néolibérale – Bruno se prétend un « premier de cordée » –, jouant selon les règles d’une concurrence imposée d’en haut. Ainsi les précaires sont-ils jetés les uns contre les autres, sans réaliser qu’ils partagent les mêmes intérêts de classe.

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