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"Dérapages" sur Arte: l'histoire vraie d'une (fausse) prise d'otage chez France Télévisions - Le HuffPost

Stéphanie Branchu

Éric Cantona dans la série "Dérapages" réalisée par Ziad Doueiri, avec aussi Alex Lutz, sur Arte

SÉRIES - On a peu ou prou tous des souvenirs amers d’entretiens de stage ou d’emploi qui se sont mal passés. Mais sans doute pas autant que le personnage d’Alain Delambre, incarné par Éric Cantona dans la série “Dérapages” diffusée sur Arte à partir de ce jeudi 23 avril. Les six épisodes sont aussi disponibles sur arte.tv jusqu’au 13 mai.

La série, réalisée par Ziad Doueiri (“Baron noir”) et inspirée du roman “Cadres noirs” de Pierre Lemaitre qui cosigne le scénario avec Perrine Margaine. Elle décrit l’engrenage dans lequel est pris Alain Delambre (Éric Cantona), senior et chômeur en fin de droits tombé dans une sombre dépression, prêt à tout pour retrouver sa place dans la société. Alors lorsqu’il est contacté par un très secret cabinet de recrutement pour décrocher un poste-clé chez un géant de l’aéronautique, il fonce tête baissée. Malgré un étrange processus d’embauche...

Pour recruter un nouveau profil, et aussi tester “la loyauté” et “la résistance à la violence” de ses meilleurs cadres, le PDG Alexandre Dorfmann (Alex Lutz) imagine le scénario d’une fausse prise d’otages menée par de vrais mercenaires. Évidemment, la situation dérape et rien ne se passe comme prévu. Le tout donne un excellent thriller haletant, non dénué d’humour noir et porté par des acteurs convaincants.

Fiction, vous avez dit? Pas franchement. Le scénario de “Dérapages” est adapté du roman “Cadres noirs” de Pierre Lemaitre, qui a valu à l’auteur le prix du polar européen en 2010. Et le point de départ de son histoire n’a rien d’irréel, puisqu’il s’est inspiré d’une vraie-fausse prise d’otage qu’ont subi plusieurs cadres de la régie publicitaire de France Télévisions à l’automne 2005.

Un commando de neuf personnes cagoulées, en tenue de treillis et lourdement armées font ainsi irruption dans la salle de réunion"

Les faits se déroulent le 25 octobre 2005 au château de Romainville, à Ecquevilly, dans les Yvelines. À l’initiative de Philippe Santini, le directeur général de la régie publicitaire de France Télévisions, la douzaine de personnes qui constitue le comité de direction de la filiale est réunie pour un séminaire. “Mais la réunion tourne mal. Car Philippe Santini a eu une idée funeste: éprouver la résistance au stress de ses plus proches collaborateurs”, décrit Médiapartdans une longue enquête publiée une poignée d’années plus tard.

“Un commando de neuf personnes cagoulées, en tenue de treillis et lourdement armées”, des agents du GIGN en fait venus faire “un extra”, “font ainsi irruption dans la salle de réunion et prennent en otage tous les cadres de FTP. Le meneur du groupe dit qu’il revendique la remise d’un million d’euros et la diffusion d’une cassette vidéo au journal de France 2, le soir même.”

Pendant une heure et quart, les salariés, qui n’avaient évidemment pas été mis au courant de cette ”épreuve”, sont cagoulés et menottés. “Claustrophobe” et “en état de choc”, la directrice commerciale doit être évacuée de la salle pendant que d’autres sont traînés par terre ou malmenés. Avant qu’on finisse enfin par leur révéler que ce qu’ils ont vécu “comme une véritable agression terroriste” n’était en fait qu’une épreuve de résistance au stress imaginée par leur patron.

État de choc à France Télévisions

Révélé un mois plus tard par Le Canard Enchaîné et évoqué brièvement à l’antenne par France Info, le récit de cette vraie-fausse prise d’otage fait peu de bruit. Pourtant très vite, les conséquences en interne se font sentir: certains collaborateurs sont victimes de dégâts psychologiques suite à cette expérience brutale et traumatisante, d’autres “sont poussés en dehors de l’entreprise ou partent par découragement”, poursuit Médiapart. L’un d’eux, qui avait alerté dans une lettre le PDG de l’époque, Patrick de Carolis, est licencié quelques mois plus tard.

Ce n’est qu’en 2009 que la plainte au pénal de ce dernier collaborateur entraîne la condamnation de Philippe Santini, en même temps que le chef du commando, pour “complicité de violences volontaires aggravées, avec préméditation et usage ou menace d’une arme (...) et séquestration”. Il ne quittera ses fonctions chez France Télévisions Publicité qu’en 2012.

Lorsque le livre “Cadres noirs” de Pierre Lemaitre paraît en avril 2010, la coïncidence des agendas est troublante, car c’est au même moment que la Cour rejette le pourvoi en cassation de Philippe Santini. Interrogé alors par Médiapart, l’écrivain se souvient avoir “cru rêver” lorsqu’il a pour la première fois entendu le récit de cette prise d’otage en entreprise. “Ce jeu de rôle était particulièrement choquant, mais à mes yeux, pas vraiment surprenant”, raconte-t-il. “J’ai donc utilisé cette prise d’otage comme l’un des supports de l’action principale de mon roman.”

Raul ARBOLEDA / AFP

Pierre Lemaitre, auteur de "Cadres noirs" et "Aurevoir là-haut", signe le scénario et les dialogues de la série "Dérapages" sur Arte

Outre l’attrait du fait divers, celui qui a depuis reçu le prix Goncourt pour “Au revoir là-haut” en 2013 profite de cette histoire pour critiquer les dérives du management libéral de notre société. “Je continue de penser qu’on ferait mieux d’interdire carrément l’exercice du management”, dit-il à Médiapart, dénonçant un principe qui “estime avoir acquis des droits sur notre sort économique (hypersélection à l’entrée, hyperévaluation conduisant à la sortie), sur notre santé psychique (le harcèlement institutionnalisé conduisant des salariés au suicide), sur notre vie privée (les agences de détectives sont de plus en plus sollicitées par les entreprises pour surveiller leurs salariés)...”

Pour l’auteur, l’initiative de France Télévisions Publicité “marque un degré supplémentaire: symboliquement, elle nous informe que le management revendique dorénavant sur les salariés un droit de vie et de mort. Cela reste symbolique, dira-t-on. J’en doute: la prise d’otages était certes virtuelle, mais la certitude qu’il était légitime de l’organiser était elle, bien réelle.”

Après visionnage de la série, on s’est évidemment posé la question: ce type d’épreuve extrême de recrutement est-il légion 15 ans après les faits chez France Télévisions Publicité? Difficile de le savoir, on voit mal des entreprises se pâmer de tels états de service.

Pour juger du sang froid des candidats ou pour tester leur résistance au stress, certaines entreprises n’hésitent pas à proposer des entretiens qui sortent de l’ordinaire”

Lorsqu’on se plonge dans les nombreux commentaires laissés par d’heureux ou malheureux candidats à l’embauche sur la plateforme en ligne Glassdoor, certains évoquent des situations plutôt surprenantes mais jamais aussi violentes. 

En février 2017, un candidat rapporte une expérience négative lors d’un entretien chez Heineken où il n’a jamais eu droit à un contact humain: prévenu par SMS qu’il avait reçu un e-mail, il a dû répondre à des questions en enregistrant des petites vidéos. Avant de recevoir un simple mail le “sortant du circuit de recrutement”. ”Ça faisait très agent secret”, se souvient-il.

La même entreprise s’était déjà illustrée en simulant le malaise d’un recruteur ou le déclenchement d’une alarme incendie pour tester “le courage et la prise d’initiative” des postulants à un stage. Le tout filmé en caméra cachée pour ce qui deviendrait ensuite une campagne de pub.

Plus récemment, en avril 2019, un autre internaute témoigne d’un “entretien difficile” passé chez Procter&Gamble pour un stage. Après une série d’examens en ligne et de tests de personnalité, les candidats au même poste étaient réunis volontairement dans la même pièce, sans créneau de rendez-vous, contraints d’attendre leur tour pendant de longues heures pour “tester leur mental”.

“Pour juger du sang froid des candidats ou pour tester leur résistance au stress, certaines entreprises n’hésitent pas à proposer des entretiens qui sortent de l’ordinaire”, explique au HuffPost Marie Mure-Ravaud, experte carrière chez Glassdoor, qui évoque “du simple challenge, au match sportif, en passant par des mises en scène, voire même par de la manipulation psychologique”.

“Mais si le but des entretiens vise aussi, et dans une certaine mesure, à tester leur attitude face à un peu de pression, ils ne devraient en aucun cas avoir vocation à les piéger ou à les mettre en situation de stress extrême”, assure notre interlocutrice. “En réalité, les mises en scène lors d’entretiens d’embauche restent de l’ordre de l’anecdotique et heureusement.”

À voir également sur Le HuffPost: “Le Bureau des Légendes”crédible? L’analyse d’un ex-agent de la DGSE

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Éric Cantona dans la série "Dérapages" réalisée par Ziad Doueiri, avec aussi Alex Lutz, sur Arte

SÉRIES - On a peu ou prou tous des souvenirs amers d’entretiens de stage ou d’emploi qui se sont mal passés. Mais sans doute pas autant que le personnage d’Alain Delambre, incarné par Éric Cantona dans la série “Dérapages” diffusée sur Arte à partir de ce jeudi 23 avril. Les six épisodes sont aussi disponibles sur arte.tv jusqu’au 13 mai.

La série, réalisée par Ziad Doueiri (“Baron noir”) et inspirée du roman “Cadres noirs” de Pierre Lemaitre qui cosigne le scénario avec Perrine Margaine. Elle décrit l’engrenage dans lequel est pris Alain Delambre (Éric Cantona), senior et chômeur en fin de droits tombé dans une sombre dépression, prêt à tout pour retrouver sa place dans la société. Alors lorsqu’il est contacté par un très secret cabinet de recrutement pour décrocher un poste-clé chez un géant de l’aéronautique, il fonce tête baissée. Malgré un étrange processus d’embauche...

Pour recruter un nouveau profil, et aussi tester “la loyauté” et “la résistance à la violence” de ses meilleurs cadres, le PDG Alexandre Dorfmann (Alex Lutz) imagine le scénario d’une fausse prise d’otages menée par de vrais mercenaires. Évidemment, la situation dérape et rien ne se passe comme prévu. Le tout donne un excellent thriller haletant, non dénué d’humour noir et porté par des acteurs convaincants.

Fiction, vous avez dit? Pas franchement. Le scénario de “Dérapages” est adapté du roman “Cadres noirs” de Pierre Lemaitre, qui a valu à l’auteur le prix du polar européen en 2010. Et le point de départ de son histoire n’a rien d’irréel, puisqu’il s’est inspiré d’une vraie-fausse prise d’otage qu’ont subi plusieurs cadres de la régie publicitaire de France Télévisions à l’automne 2005.

Un commando de neuf personnes cagoulées, en tenue de treillis et lourdement armées font ainsi irruption dans la salle de réunion"

Les faits se déroulent le 25 octobre 2005 au château de Romainville, à Ecquevilly, dans les Yvelines. À l’initiative de Philippe Santini, le directeur général de la régie publicitaire de France Télévisions, la douzaine de personnes qui constitue le comité de direction de la filiale est réunie pour un séminaire. “Mais la réunion tourne mal. Car Philippe Santini a eu une idée funeste: éprouver la résistance au stress de ses plus proches collaborateurs”, décrit Médiapartdans une longue enquête publiée une poignée d’années plus tard.

“Un commando de neuf personnes cagoulées, en tenue de treillis et lourdement armées”, des agents du GIGN en fait venus faire “un extra”, “font ainsi irruption dans la salle de réunion et prennent en otage tous les cadres de FTP. Le meneur du groupe dit qu’il revendique la remise d’un million d’euros et la diffusion d’une cassette vidéo au journal de France 2, le soir même.”

Pendant une heure et quart, les salariés, qui n’avaient évidemment pas été mis au courant de cette ”épreuve”, sont cagoulés et menottés. “Claustrophobe” et “en état de choc”, la directrice commerciale doit être évacuée de la salle pendant que d’autres sont traînés par terre ou malmenés. Avant qu’on finisse enfin par leur révéler que ce qu’ils ont vécu “comme une véritable agression terroriste” n’était en fait qu’une épreuve de résistance au stress imaginée par leur patron.

État de choc à France Télévisions

Révélé un mois plus tard par Le Canard Enchaîné et évoqué brièvement à l’antenne par France Info, le récit de cette vraie-fausse prise d’otage fait peu de bruit. Pourtant très vite, les conséquences en interne se font sentir: certains collaborateurs sont victimes de dégâts psychologiques suite à cette expérience brutale et traumatisante, d’autres “sont poussés en dehors de l’entreprise ou partent par découragement”, poursuit Médiapart. L’un d’eux, qui avait alerté dans une lettre le PDG de l’époque, Patrick de Carolis, est licencié quelques mois plus tard.

Ce n’est qu’en 2009 que la plainte au pénal de ce dernier collaborateur entraîne la condamnation de Philippe Santini, en même temps que le chef du commando, pour “complicité de violences volontaires aggravées, avec préméditation et usage ou menace d’une arme (...) et séquestration”. Il ne quittera ses fonctions chez France Télévisions Publicité qu’en 2012.

Lorsque le livre “Cadres noirs” de Pierre Lemaitre paraît en avril 2010, la coïncidence des agendas est troublante, car c’est au même moment que la Cour rejette le pourvoi en cassation de Philippe Santini. Interrogé alors par Médiapart, l’écrivain se souvient avoir “cru rêver” lorsqu’il a pour la première fois entendu le récit de cette prise d’otage en entreprise. “Ce jeu de rôle était particulièrement choquant, mais à mes yeux, pas vraiment surprenant”, raconte-t-il. “J’ai donc utilisé cette prise d’otage comme l’un des supports de l’action principale de mon roman.”

Raul ARBOLEDA / AFP

Pierre Lemaitre, auteur de "Cadres noirs" et "Aurevoir là-haut", signe le scénario et les dialogues de la série "Dérapages" sur Arte

Outre l’attrait du fait divers, celui qui a depuis reçu le prix Goncourt pour “Au revoir là-haut” en 2013 profite de cette histoire pour critiquer les dérives du management libéral de notre société. “Je continue de penser qu’on ferait mieux d’interdire carrément l’exercice du management”, dit-il à Médiapart, dénonçant un principe qui “estime avoir acquis des droits sur notre sort économique (hypersélection à l’entrée, hyperévaluation conduisant à la sortie), sur notre santé psychique (le harcèlement institutionnalisé conduisant des salariés au suicide), sur notre vie privée (les agences de détectives sont de plus en plus sollicitées par les entreprises pour surveiller leurs salariés)...”

Pour l’auteur, l’initiative de France Télévisions Publicité “marque un degré supplémentaire: symboliquement, elle nous informe que le management revendique dorénavant sur les salariés un droit de vie et de mort. Cela reste symbolique, dira-t-on. J’en doute: la prise d’otages était certes virtuelle, mais la certitude qu’il était légitime de l’organiser était elle, bien réelle.”

Après visionnage de la série, on s’est évidemment posé la question: ce type d’épreuve extrême de recrutement est-il légion 15 ans après les faits chez France Télévisions Publicité? Difficile de le savoir, on voit mal des entreprises se pâmer de tels états de service.

Pour juger du sang froid des candidats ou pour tester leur résistance au stress, certaines entreprises n’hésitent pas à proposer des entretiens qui sortent de l’ordinaire”

Lorsqu’on se plonge dans les nombreux commentaires laissés par d’heureux ou malheureux candidats à l’embauche sur la plateforme en ligne Glassdoor, certains évoquent des situations plutôt surprenantes mais jamais aussi violentes. 

En février 2017, un candidat rapporte une expérience négative lors d’un entretien chez Heineken où il n’a jamais eu droit à un contact humain: prévenu par SMS qu’il avait reçu un e-mail, il a dû répondre à des questions en enregistrant des petites vidéos. Avant de recevoir un simple mail le “sortant du circuit de recrutement”. ”Ça faisait très agent secret”, se souvient-il.

La même entreprise s’était déjà illustrée en simulant le malaise d’un recruteur ou le déclenchement d’une alarme incendie pour tester “le courage et la prise d’initiative” des postulants à un stage. Le tout filmé en caméra cachée pour ce qui deviendrait ensuite une campagne de pub.

Plus récemment, en avril 2019, un autre internaute témoigne d’un “entretien difficile” passé chez Procter&Gamble pour un stage. Après une série d’examens en ligne et de tests de personnalité, les candidats au même poste étaient réunis volontairement dans la même pièce, sans créneau de rendez-vous, contraints d’attendre leur tour pendant de longues heures pour “tester leur mental”.

“Pour juger du sang froid des candidats ou pour tester leur résistance au stress, certaines entreprises n’hésitent pas à proposer des entretiens qui sortent de l’ordinaire”, explique au HuffPost Marie Mure-Ravaud, experte carrière chez Glassdoor, qui évoque “du simple challenge, au match sportif, en passant par des mises en scène, voire même par de la manipulation psychologique”.

“Mais si le but des entretiens vise aussi, et dans une certaine mesure, à tester leur attitude face à un peu de pression, ils ne devraient en aucun cas avoir vocation à les piéger ou à les mettre en situation de stress extrême”, assure notre interlocutrice. “En réalité, les mises en scène lors d’entretiens d’embauche restent de l’ordre de l’anecdotique et heureusement.”

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