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« Elle m'a redonné la fierté de revendiquer d'où je viens », « je suis devenu un autre homme » : ce que les livres d'Annie Ernaux ont changé pour eux - Le Monde

L’autrice française Annie Ernaux, le 6 octobre 2022, à Paris.

En apprenant la nouvelle, le 6 octobre, ils ont été émus. Quelques-uns ont pleuré. Pour un prix littéraire, c’était bien la première fois. Décorer Annie Ernaux, 82 ans, du prix Nobel de littérature c’est, d’une certaine façon, reconnaître leurs vies discrètes. « C’est un petit peu le nôtre grâce à elle », dit Martine Charreyron, 65 ans, fonctionnaire retraitée dans le Jura. Comme elle, environ deux cents lecteurs du Monde, de tout âge et horizon, ont répondu à notre appel à témoignages sur ce que les livres de l’autrice française représentent pour eux : des pages qui les ont aidés à trouver leur place, des mots qui, depuis cinquante ans, les accompagnent dans des traversées intimes et collectives.

« C’est un peu voir entrer dans la lumière ma grand-mère et son français douteux, mes copines et leurs histoires d’amour compliquées, mes anciennes collègues caissières », ressent Lucie V. 25 ans, consultante à Paris. Originaire d’une famille « moyenne » de l’Est, la jeune femme préférait « mentir, se rêver quelqu’un d’autre, pour être comme ceux qu’[elle] fréquentait », et avait l’impression que sa vie ne « méritait d’être romancée ». Les livres d’Annie Ernaux lui ont appris à « s’accepter », « voir le beau dans la banalité, dans le “beauf”, dans les fautes de français à l’oral, les plats gras, le rap ».

L’écrivaine, qui a participé à la popularisation de l’expression « transfuge de classe » – laquelle a offert aux concernés de se penser, mais dont le suremploi en agace – a mis des mots sur ce « brouillard trouble », l’« arrachement » de la migration sociale. Anthony Perronnet, consultant de 28 ans, y a trouvé « réconfort, tendresse, légitimité », tandis qu’il se sentait « rejeté par [s]es deux mondes », avec de la « haine » envers ses amis urbains « d’avoir trop reçu » et envers ses parents de ne pas lui « avoir assez donné ». Au milieu, Annie Ernaux comme « une amie dans cette crevasse de solitude ».

« Elle m’a réconcilié avec moi-même »

Laura Leblanc, 31 ans, agrégée de lettres vivant à Paris, professeure en collège à Argenteuil (Val-d’Oise), raconte « la honte d’avoir eu honte de ceux qui [lui] ont tout donné : l’amour, la confiance ». Et son « désir d’élévation sociale » né de ses lectures, reconnaissant dans Les Armoires vides (Gallimard, 1974) « l’incapacité de [s]a mère, femme de ménage, à maîtriser le subjonctif, l’absence de livres, la façon de manger de [s]es parents ».

En reconnaissant dans La Place (Gallimard, 1983) son propre père – ouvrier illettré, paysan dans son pays natal –, Bina A., 38 ans, greffière en Seine-Saint-Denis ayant arrêté l’école en 2de, a compris les tensions nées de son mariage avec un directeur d’entreprise automobile, son sentiment d’avoir « trahi » les siens. Fille d’une « mère taiseuse contrainte au silence » morte –, Audrey Pellarin, 48 ans, professeure de français, a trouvé une « mère littéraire qui [l]’autorisait à parler ».

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L’autrice française Annie Ernaux, le 6 octobre 2022, à Paris.

En apprenant la nouvelle, le 6 octobre, ils ont été émus. Quelques-uns ont pleuré. Pour un prix littéraire, c’était bien la première fois. Décorer Annie Ernaux, 82 ans, du prix Nobel de littérature c’est, d’une certaine façon, reconnaître leurs vies discrètes. « C’est un petit peu le nôtre grâce à elle », dit Martine Charreyron, 65 ans, fonctionnaire retraitée dans le Jura. Comme elle, environ deux cents lecteurs du Monde, de tout âge et horizon, ont répondu à notre appel à témoignages sur ce que les livres de l’autrice française représentent pour eux : des pages qui les ont aidés à trouver leur place, des mots qui, depuis cinquante ans, les accompagnent dans des traversées intimes et collectives.

« C’est un peu voir entrer dans la lumière ma grand-mère et son français douteux, mes copines et leurs histoires d’amour compliquées, mes anciennes collègues caissières », ressent Lucie V. 25 ans, consultante à Paris. Originaire d’une famille « moyenne » de l’Est, la jeune femme préférait « mentir, se rêver quelqu’un d’autre, pour être comme ceux qu’[elle] fréquentait », et avait l’impression que sa vie ne « méritait d’être romancée ». Les livres d’Annie Ernaux lui ont appris à « s’accepter », « voir le beau dans la banalité, dans le “beauf”, dans les fautes de français à l’oral, les plats gras, le rap ».

L’écrivaine, qui a participé à la popularisation de l’expression « transfuge de classe » – laquelle a offert aux concernés de se penser, mais dont le suremploi en agace – a mis des mots sur ce « brouillard trouble », l’« arrachement » de la migration sociale. Anthony Perronnet, consultant de 28 ans, y a trouvé « réconfort, tendresse, légitimité », tandis qu’il se sentait « rejeté par [s]es deux mondes », avec de la « haine » envers ses amis urbains « d’avoir trop reçu » et envers ses parents de ne pas lui « avoir assez donné ». Au milieu, Annie Ernaux comme « une amie dans cette crevasse de solitude ».

« Elle m’a réconcilié avec moi-même »

Laura Leblanc, 31 ans, agrégée de lettres vivant à Paris, professeure en collège à Argenteuil (Val-d’Oise), raconte « la honte d’avoir eu honte de ceux qui [lui] ont tout donné : l’amour, la confiance ». Et son « désir d’élévation sociale » né de ses lectures, reconnaissant dans Les Armoires vides (Gallimard, 1974) « l’incapacité de [s]a mère, femme de ménage, à maîtriser le subjonctif, l’absence de livres, la façon de manger de [s]es parents ».

En reconnaissant dans La Place (Gallimard, 1983) son propre père – ouvrier illettré, paysan dans son pays natal –, Bina A., 38 ans, greffière en Seine-Saint-Denis ayant arrêté l’école en 2de, a compris les tensions nées de son mariage avec un directeur d’entreprise automobile, son sentiment d’avoir « trahi » les siens. Fille d’une « mère taiseuse contrainte au silence » morte –, Audrey Pellarin, 48 ans, professeure de français, a trouvé une « mère littéraire qui [l]’autorisait à parler ».

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