Search

Tirade d’Izïa Higelin contre Macron : que dit le droit sur l’expression artistique ? - Libération

Le parquet de Nice y voit une «provocation publique à commettre un crime ou un délit». Jeudi 6 juillet, entre deux morceaux de son concert au festival les Nuits guitares, à Beaulieu-sur-Mer (Alpes-Maritimes), Izïa Higelin s’est adonnée à une longue tirade mettant en scène un lynchage d’Emmanuel Macron.

Dans une vidéo diffusée sur le site et le compte TikTok du média culturel InOut Côte d’Azur, on entend l’artiste, sur un fond d’accords de guitare, énoncer à propos du Président : «Il s’est dit là, ce qui serait bien, je pense que ce que le peuple veut, ce dont le peuple a envie, c’est qu’on m’accroche à 20 mètres du sol telle une piñata humaine géante, et qu’on soit tous ici présents munis d’énormes battes avec des clous au bout comme dans [Orange mécanique]. Et là, on le ferait descendre, mais avec toute la grâce et la gentillesse que les gens du Sud ont, là juste au-dessus de vous, et on aurait tous notre batte avec nos petits clous, et dans un feu de Bengale de joie, de chair vive et de sang, on le foutrait à terre, mais gentiment tu vois…» L’article d’InOut Côte d’Azur précise que la digression «avait commencé par un jeu sexuel entre “Brigitte“ et “Manu“ (“Quelle coquine, celui-là”)». Ce lundi 10 juillet, la chanteuse, interrogée par Ouest-France, a affirmé qu’elle «n’incitait ni à la violence ni à la haine» et regrettait que ses propos aient été «mal interprétés et décontextualisés».

Des conséquences sur sa programmation

Interrogé par CheckNews, notamment sur le fondement de l’enquête et les propos justifiant son ouverture, le procureur de la République de Nice, Xavier Bonhomme, se contente d’indiquer qu’elle se poursuit actuellement sous l’autorité de son parquet. Samedi, il avait précisé que cette information judiciaire avait été confiée à «la brigade territoriale de la gendarmerie de Beaulieu-sur-Mer et la brigade de recherches». Et ajoutait qu’elle ne faisait pas suite à une plainte, le procureur pouvant se saisir lorsque des faits lui semblent relever d’une infraction pénale. Dès le vendredi, Nice Matin indiquait que des spectateurs étaient allés «prévenir les forces de l’ordre». A côté des suites judiciaires, le monologue d’Izïa Higelin a déjà de premières conséquences sur sa programmation. La ville de Marcq-en-Barœul (Nord) a annulé la venue de la chanteuse, alors qu’elle devait s’y produire lors d’un concert gratuit le 14 juillet.

A lire aussi

La qualification de «provocation publique à commettre un crime ou un délit» retenue par le parquet de Nice correspond à un délit réprimé par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui porte plus généralement sur la liberté d’expression. En l’occurrence, il faut se référer aux articles 23 et 24 de la loi de 1881. Il en ressort que les provocations peuvent prendre la forme soit de «discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics», soit d’«écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication au public par voie électronique». Le texte n’établit aucune différence entre la communication directe au public et le recours à un média. En revanche, la Cour de cassation rappelle régulièrement que le provocateur doit avoir eu la volonté de rendre publics les propos tenus.

«Régime de liberté renforcé des artistes»

«Si la provocation a été suivie d’effet», son auteur peut être poursuivi pour complicité et puni en fonction du crime ou délit commis. Mais le simple fait d’inciter à la commission d’une infraction peut être sanctionné, même en l’absence de passage à l’acte. C’est notamment le cas lorsque l’auteur de la provocation appelle à porter atteinte «à la vie»«à l’intégrité de la personne». Il s’expose alors à une peine de cinq ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende.

Izïa Higelin, dans le cadre d’une performance artistique, est-elle concernée par ces qualifications ? La question fait débat, même parmi les spécialistes. Ainsi, pour Roland Lienhardt, avocat exerçant dans le domaine de la création artistique, «les éléments constitutifs de ce délit pourraient être réunis en l’espèce». Aux yeux du conseil, un artiste «n’est plus protégé par la liberté de création artistique» dès lors qu’il «passe la frontière de la fiction, lorsqu’il dit “Je pense” et indique par là même qu’il se situe dans le monde réel».

Alexis Fournol, avocat dont la clientèle est composée d’artistes et de professionnels du marché de l’art, estime quant à lui que «l’ensemble des propos tenus par l’artiste constitue la description d’un délit imagé, à savoir une agression physique voire un meurtre. Mais Izïa Higelin n’appelle jamais à réaliser une telle scène. Et c’est là l’intérêt de ses propos qui me semblent plutôt relever de la fiction que d’une quelconque réelle volonté de commettre un délit ou un crime à l’encontre du président de la République». Il ajoute que la Cour européenne des droits de l’homme a récemment rappelé «qu’un homme politique doit faire preuve d’une plus grande tolérance à l’égard de la critique, surtout lorsque cette dernière prend la forme de la satire». Alexis Fournol parle d’un «régime de liberté renforcé des artistes» : «La jurisprudence confère aux artistes une liberté d’expression accrue car leur activité créatrice participe à l’échange d’idées et d’opinions indispensable à une société démocratique telle que la nôtre.»

«Comme font tous les artistes, les poètes»

Dans le même ordre d’idée, Dalila Madjid, avocate spécialisée en droit de la propriété intellectuelle, considère qu’une tirade prononcée sur scène – sans élément permettant de savoir si l’artiste entend provoquer un passage à l’acte, «une volonté de créer dans le public un état d’esprit favorable à la réalisation d’une atteinte volontaire à la vie ou à l’intégrité physique d’autrui» – «ne peut être suffisante pour caractériser l’élément intentionnel de la provocation publique aux crimes et délits».

Gérard Haas, avocat en droit du numérique et spécialiste en propriété intellectuelle, considère, lui aussi, qu’«on peut se poser la question de savoir si c’est un message de provocation ou plutôt une création artistique». L’avocat prend le parti de «l’expression d’une critique qui est de l’ordre de la métaphore, de l’image, de la fiction, du délire», «comme font tous les artistes, les poètes». Il qualifie de «maladroits» les propos d’Izïa Higelin, mais juge qu’elle «n’y va pas plus fort que dans certaines caricatures».

Autres critiques scéniques

D’ailleurs, plusieurs précédents plus ou moins similaires existent. S’ils ont pour certains fait l’objet de polémiques, ils n’ont pas nécessairement été poursuivis en justice. Ainsi, à l’occasion du tollé provoqué par la teneur de la tirade de la fille de Jacques Higelin, une autre récente critique scénique du chef de l’Etat refait surface. Lors du concert du groupe Shaka Ponk pendant le festival Solidays, fin mai, une animation visuelle qui représentait Emmanuel Macron en marionnettiste, tirant les ficelles d’individus allant se jeter dans un gouffre, et reprenant pour certains des éléments de caricature antisémite, avait été projetée.

Cette affaire en rappelle encore une autre, déclenchée par les «Macron enculé» et «Dégage Macron !» que le musicien Marc Rebillet avait scandés au Touquet Music Beach Festival en août 2022 – avant de récidiver quelques jours plus tard lors d’un concert à l’Olympia. L’artiste électro, qui n’a pour sa part fait l’objet d’aucune enquête, s’était ainsi exposé à une sanction sur le fondement de l’article 33 de la loi de 1881. Lequel punit d’une amende de 12 000 euros l’injure publique commise «envers le président de la République».

Adblock test (Why?)

Read Again

Le parquet de Nice y voit une «provocation publique à commettre un crime ou un délit». Jeudi 6 juillet, entre deux morceaux de son concert au festival les Nuits guitares, à Beaulieu-sur-Mer (Alpes-Maritimes), Izïa Higelin s’est adonnée à une longue tirade mettant en scène un lynchage d’Emmanuel Macron.

Dans une vidéo diffusée sur le site et le compte TikTok du média culturel InOut Côte d’Azur, on entend l’artiste, sur un fond d’accords de guitare, énoncer à propos du Président : «Il s’est dit là, ce qui serait bien, je pense que ce que le peuple veut, ce dont le peuple a envie, c’est qu’on m’accroche à 20 mètres du sol telle une piñata humaine géante, et qu’on soit tous ici présents munis d’énormes battes avec des clous au bout comme dans [Orange mécanique]. Et là, on le ferait descendre, mais avec toute la grâce et la gentillesse que les gens du Sud ont, là juste au-dessus de vous, et on aurait tous notre batte avec nos petits clous, et dans un feu de Bengale de joie, de chair vive et de sang, on le foutrait à terre, mais gentiment tu vois…» L’article d’InOut Côte d’Azur précise que la digression «avait commencé par un jeu sexuel entre “Brigitte“ et “Manu“ (“Quelle coquine, celui-là”)». Ce lundi 10 juillet, la chanteuse, interrogée par Ouest-France, a affirmé qu’elle «n’incitait ni à la violence ni à la haine» et regrettait que ses propos aient été «mal interprétés et décontextualisés».

Des conséquences sur sa programmation

Interrogé par CheckNews, notamment sur le fondement de l’enquête et les propos justifiant son ouverture, le procureur de la République de Nice, Xavier Bonhomme, se contente d’indiquer qu’elle se poursuit actuellement sous l’autorité de son parquet. Samedi, il avait précisé que cette information judiciaire avait été confiée à «la brigade territoriale de la gendarmerie de Beaulieu-sur-Mer et la brigade de recherches». Et ajoutait qu’elle ne faisait pas suite à une plainte, le procureur pouvant se saisir lorsque des faits lui semblent relever d’une infraction pénale. Dès le vendredi, Nice Matin indiquait que des spectateurs étaient allés «prévenir les forces de l’ordre». A côté des suites judiciaires, le monologue d’Izïa Higelin a déjà de premières conséquences sur sa programmation. La ville de Marcq-en-Barœul (Nord) a annulé la venue de la chanteuse, alors qu’elle devait s’y produire lors d’un concert gratuit le 14 juillet.

A lire aussi

La qualification de «provocation publique à commettre un crime ou un délit» retenue par le parquet de Nice correspond à un délit réprimé par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui porte plus généralement sur la liberté d’expression. En l’occurrence, il faut se référer aux articles 23 et 24 de la loi de 1881. Il en ressort que les provocations peuvent prendre la forme soit de «discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics», soit d’«écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication au public par voie électronique». Le texte n’établit aucune différence entre la communication directe au public et le recours à un média. En revanche, la Cour de cassation rappelle régulièrement que le provocateur doit avoir eu la volonté de rendre publics les propos tenus.

«Régime de liberté renforcé des artistes»

«Si la provocation a été suivie d’effet», son auteur peut être poursuivi pour complicité et puni en fonction du crime ou délit commis. Mais le simple fait d’inciter à la commission d’une infraction peut être sanctionné, même en l’absence de passage à l’acte. C’est notamment le cas lorsque l’auteur de la provocation appelle à porter atteinte «à la vie»«à l’intégrité de la personne». Il s’expose alors à une peine de cinq ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende.

Izïa Higelin, dans le cadre d’une performance artistique, est-elle concernée par ces qualifications ? La question fait débat, même parmi les spécialistes. Ainsi, pour Roland Lienhardt, avocat exerçant dans le domaine de la création artistique, «les éléments constitutifs de ce délit pourraient être réunis en l’espèce». Aux yeux du conseil, un artiste «n’est plus protégé par la liberté de création artistique» dès lors qu’il «passe la frontière de la fiction, lorsqu’il dit “Je pense” et indique par là même qu’il se situe dans le monde réel».

Alexis Fournol, avocat dont la clientèle est composée d’artistes et de professionnels du marché de l’art, estime quant à lui que «l’ensemble des propos tenus par l’artiste constitue la description d’un délit imagé, à savoir une agression physique voire un meurtre. Mais Izïa Higelin n’appelle jamais à réaliser une telle scène. Et c’est là l’intérêt de ses propos qui me semblent plutôt relever de la fiction que d’une quelconque réelle volonté de commettre un délit ou un crime à l’encontre du président de la République». Il ajoute que la Cour européenne des droits de l’homme a récemment rappelé «qu’un homme politique doit faire preuve d’une plus grande tolérance à l’égard de la critique, surtout lorsque cette dernière prend la forme de la satire». Alexis Fournol parle d’un «régime de liberté renforcé des artistes» : «La jurisprudence confère aux artistes une liberté d’expression accrue car leur activité créatrice participe à l’échange d’idées et d’opinions indispensable à une société démocratique telle que la nôtre.»

«Comme font tous les artistes, les poètes»

Dans le même ordre d’idée, Dalila Madjid, avocate spécialisée en droit de la propriété intellectuelle, considère qu’une tirade prononcée sur scène – sans élément permettant de savoir si l’artiste entend provoquer un passage à l’acte, «une volonté de créer dans le public un état d’esprit favorable à la réalisation d’une atteinte volontaire à la vie ou à l’intégrité physique d’autrui» – «ne peut être suffisante pour caractériser l’élément intentionnel de la provocation publique aux crimes et délits».

Gérard Haas, avocat en droit du numérique et spécialiste en propriété intellectuelle, considère, lui aussi, qu’«on peut se poser la question de savoir si c’est un message de provocation ou plutôt une création artistique». L’avocat prend le parti de «l’expression d’une critique qui est de l’ordre de la métaphore, de l’image, de la fiction, du délire», «comme font tous les artistes, les poètes». Il qualifie de «maladroits» les propos d’Izïa Higelin, mais juge qu’elle «n’y va pas plus fort que dans certaines caricatures».

Autres critiques scéniques

D’ailleurs, plusieurs précédents plus ou moins similaires existent. S’ils ont pour certains fait l’objet de polémiques, ils n’ont pas nécessairement été poursuivis en justice. Ainsi, à l’occasion du tollé provoqué par la teneur de la tirade de la fille de Jacques Higelin, une autre récente critique scénique du chef de l’Etat refait surface. Lors du concert du groupe Shaka Ponk pendant le festival Solidays, fin mai, une animation visuelle qui représentait Emmanuel Macron en marionnettiste, tirant les ficelles d’individus allant se jeter dans un gouffre, et reprenant pour certains des éléments de caricature antisémite, avait été projetée.

Cette affaire en rappelle encore une autre, déclenchée par les «Macron enculé» et «Dégage Macron !» que le musicien Marc Rebillet avait scandés au Touquet Music Beach Festival en août 2022 – avant de récidiver quelques jours plus tard lors d’un concert à l’Olympia. L’artiste électro, qui n’a pour sa part fait l’objet d’aucune enquête, s’était ainsi exposé à une sanction sur le fondement de l’article 33 de la loi de 1881. Lequel punit d’une amende de 12 000 euros l’injure publique commise «envers le président de la République».

Adblock test (Why?)



Bagikan Berita Ini

0 Response to "Tirade d’Izïa Higelin contre Macron : que dit le droit sur l’expression artistique ? - Libération"

Post a Comment

Powered by Blogger.