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Bernard Pivot: "Jean d'Ormesson a payé ma piscine"

C'est l'écrivain qu'il a le plus invité, un "bon client", dont l'esprit à la française, la gaieté et l'humour faisaient le sel. Bernard Pivot ne déjeunera pas avec Jean d'Ormesson lundi prochain.

Vous avez invité Jean d'Ormesson dans vos émissions vingt-six fois, plus qu'aucun autre écrivain. Pour quelle raison? 

D'abord parce qu'il publiait beaucoup de livres, donc je l'invitais pour ces livres. Deuxièmement, pour parler d'autres sujets que ses livres: je me souviens d'une émission sur Chateaubriand, je l'avais invité pour en parler. Troisièmement parce qu'il était d'une conversation extrêmement agréable, dans la grande tradition de la conversation française, de bon aloi, érudite, amusante, avec de l'esprit, de l'humour. C'était le "client" que tous les animateurs de télévision recherchent. 

C'est pourtant lui qui vous a mis à la porte du Figaro... 

Il ne m'a pas licencié du Figaro. J'en suis parti à cause de lui - ou grâce à lui, plutôt. Jean Prouvost, le propriétaire du groupe de presse du Figaro, voulait m'y confier tout ce qui était culturel. Jean d'Ormesson, le nouveau directeur, avait d'abord accepté, avant de remarquer que c'était compliqué d'offrir à un jeune homme autant de responsabilités, en passant par-dessus des chefs qui étaient choyés, dorlotés et protégés, par Malraux par exemple. Il a dû faire marche arrière et, du coup, j'ai demandé mes indemnités, parce que j'étais finalement la victime de cette ambition qui n'était pas la mienne. 

LIRE AUSSI >> Jean d'Ormesson: "Tout ça, ce fut pour plaire au fantôme de mon père" 

Indemnités qu'il ne voulait pas m'accorder, considérant que c'était moi qui partais. J'ai fait valoir que c'était de sa faute, j'ai demandé l'arbitrage de Jean Prouvost, qui m'a donné raison. Jean d'Ormesson m'a donc réglé mes indemnités - avec lesquelles j'ai fait construire une piscine dans ma maison du Beaujolais, qui porte son nom. Il l'a pris très bien pris: "Je pensais qu'on donnerait mon nom à une école après ma mort, a-t-il réagi, je ne pensais pas qu'on le donnerait à une piscine de mon vivant". 

Ces péripéties ont créé des liens? 

Oui, parce que d'une certaine manière, il avait mauvaise conscience de m'avoir laissé partir du Figaro. Et que, de mon côté, je lui étais redevable d'avoir contribué ainsi à ma carrière à la télévision. Comme je ne suis pas animé par un esprit de revanche mais, au contraire, un esprit de gratitude ironique, je l'ai invité très rapidement, dès que j'ai pu. Sa qualité, sa verve, sa culture ont fait le reste. On en a beaucoup ri tous les deux. Il me disait : "Finalement, qu'est-ce que j'ai bien faire de ne pas vous retenir". 

Ses livres étaient-ils à la hauteur du personnage? 

Sa signature était-elle à la hauteur de sa notoriété? Sûrement pas. Il savait très bien que les grands écrivains sont les écrivains qui parlent du malheur et des horreurs du monde. Il parlait du chagrin, mais avec beaucoup de vivacité, de gaieté, un peu comme Blondin, que je range dans la même famille, ou Sagan, d'une certaine manière. 

"Derrière la gaieté, des craquelures et des rides"

Il savait très bien qu'il n'était pas dans le ton de la littérature d'aujourd'hui, mais il l'assumait. Il était le seul de son espèce à écrire que la vie est magnifique, qu'il y a tellement de bonheur à retirer des voyages, des lectures, de l'écriture, des bains de mer, des vacances, des pays qu'on visite, des femmes... C'était un hédoniste joyeux, même si derrière sa gaieté, il y avait des craquelures et des rides. 

Etait-il un modeste? 

Non, il n'était ni modeste, ni prétentieux. Il savait assumer ses qualités comme ses défauts. 

Lucide? 

D'une certaine manière. Vis-à-vis de la postérité, il était assez clairvoyant, même si on ne le saura que beaucoup plus tard, en pensant que, même publié dans la Pléiade, cette notoriété ne lui était pas acquise. Mais il n'en tirait aucune aigreur, parce qu'il n'était justement pas de ces écrivains de la compassion et du malheur. Mais qui peut dire que dans vingt ans, on lira pas d'Ormesson parce qu'il était tout simplement gai? 

L'avalanche d'hommage qui lui est rendu aujourd'hui, et plus largement l'émotion que provoque sa mort, vous étonnent-elles? 

Pas du tout. J'ai écrit dans un de mes livres, Les Mots de ma vie, que celui de nous deux qui mourrait le premier, non seulement aurait du chagrin d'avoir perdu l'autre, mais, en plus, serait ennuyé toute la journée par les coups de fil des journalistes! C'est exactement ce qui se passe. 

VOIR AUSSI >> "Jean d'Ormesson ne laisse que de bons souvenirs" 

C'était une star, d'Ormesson, un personnage considérable, de droite mais aimé de la gauche. Il ne faut pas oublier que le matin où François Mitterrand, a quitté l'Elyséeaprès quatorze ans, la dernière personne qu'il y a fait venir, c'est Jean d'Ormesson, simplement parce qu'ils partageaient les mêmes goûts classiques, à défaut des mêmes idées politiques. 

Il a fait une révolution à l'Académie française en y faisant entrer la première femme, Marguerite Yourcenar. Ce n'était pas rien. Il y est arrivé. Il a été le chevalier combattant de Marguerite Yourcenar. 

Vous parlez de chagrin. C'était un ami? 

Quand je faisais mes émissions littéraires, je n'étais l'ami d'aucun écrivain, pas plus de Jean d'Ormesson que des autres. Après, on a sympathisé et, depuis trois ou quatre ans, j'allais déjeuner chez lui deux ou trois fois dans l'année, avec Pierre Nora, Régis Debray... On devait déjeuner dans quelques jours. Je l'ai eu au téléphone il y a trois ou quatre jours et il m'a dit "A lundi prochain". Malheureusement, il n'y aura pas de lundi prochain. 

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C'est l'écrivain qu'il a le plus invité, un "bon client", dont l'esprit à la française, la gaieté et l'humour faisaient le sel. Bernard Pivot ne déjeunera pas avec Jean d'Ormesson lundi prochain.

Vous avez invité Jean d'Ormesson dans vos émissions vingt-six fois, plus qu'aucun autre écrivain. Pour quelle raison? 

D'abord parce qu'il publiait beaucoup de livres, donc je l'invitais pour ces livres. Deuxièmement, pour parler d'autres sujets que ses livres: je me souviens d'une émission sur Chateaubriand, je l'avais invité pour en parler. Troisièmement parce qu'il était d'une conversation extrêmement agréable, dans la grande tradition de la conversation française, de bon aloi, érudite, amusante, avec de l'esprit, de l'humour. C'était le "client" que tous les animateurs de télévision recherchent. 

C'est pourtant lui qui vous a mis à la porte du Figaro... 

Il ne m'a pas licencié du Figaro. J'en suis parti à cause de lui - ou grâce à lui, plutôt. Jean Prouvost, le propriétaire du groupe de presse du Figaro, voulait m'y confier tout ce qui était culturel. Jean d'Ormesson, le nouveau directeur, avait d'abord accepté, avant de remarquer que c'était compliqué d'offrir à un jeune homme autant de responsabilités, en passant par-dessus des chefs qui étaient choyés, dorlotés et protégés, par Malraux par exemple. Il a dû faire marche arrière et, du coup, j'ai demandé mes indemnités, parce que j'étais finalement la victime de cette ambition qui n'était pas la mienne. 

LIRE AUSSI >> Jean d'Ormesson: "Tout ça, ce fut pour plaire au fantôme de mon père" 

Indemnités qu'il ne voulait pas m'accorder, considérant que c'était moi qui partais. J'ai fait valoir que c'était de sa faute, j'ai demandé l'arbitrage de Jean Prouvost, qui m'a donné raison. Jean d'Ormesson m'a donc réglé mes indemnités - avec lesquelles j'ai fait construire une piscine dans ma maison du Beaujolais, qui porte son nom. Il l'a pris très bien pris: "Je pensais qu'on donnerait mon nom à une école après ma mort, a-t-il réagi, je ne pensais pas qu'on le donnerait à une piscine de mon vivant". 

Ces péripéties ont créé des liens? 

Oui, parce que d'une certaine manière, il avait mauvaise conscience de m'avoir laissé partir du Figaro. Et que, de mon côté, je lui étais redevable d'avoir contribué ainsi à ma carrière à la télévision. Comme je ne suis pas animé par un esprit de revanche mais, au contraire, un esprit de gratitude ironique, je l'ai invité très rapidement, dès que j'ai pu. Sa qualité, sa verve, sa culture ont fait le reste. On en a beaucoup ri tous les deux. Il me disait : "Finalement, qu'est-ce que j'ai bien faire de ne pas vous retenir". 

Ses livres étaient-ils à la hauteur du personnage? 

Sa signature était-elle à la hauteur de sa notoriété? Sûrement pas. Il savait très bien que les grands écrivains sont les écrivains qui parlent du malheur et des horreurs du monde. Il parlait du chagrin, mais avec beaucoup de vivacité, de gaieté, un peu comme Blondin, que je range dans la même famille, ou Sagan, d'une certaine manière. 

"Derrière la gaieté, des craquelures et des rides"

Il savait très bien qu'il n'était pas dans le ton de la littérature d'aujourd'hui, mais il l'assumait. Il était le seul de son espèce à écrire que la vie est magnifique, qu'il y a tellement de bonheur à retirer des voyages, des lectures, de l'écriture, des bains de mer, des vacances, des pays qu'on visite, des femmes... C'était un hédoniste joyeux, même si derrière sa gaieté, il y avait des craquelures et des rides. 

Etait-il un modeste? 

Non, il n'était ni modeste, ni prétentieux. Il savait assumer ses qualités comme ses défauts. 

Lucide? 

D'une certaine manière. Vis-à-vis de la postérité, il était assez clairvoyant, même si on ne le saura que beaucoup plus tard, en pensant que, même publié dans la Pléiade, cette notoriété ne lui était pas acquise. Mais il n'en tirait aucune aigreur, parce qu'il n'était justement pas de ces écrivains de la compassion et du malheur. Mais qui peut dire que dans vingt ans, on lira pas d'Ormesson parce qu'il était tout simplement gai? 

L'avalanche d'hommage qui lui est rendu aujourd'hui, et plus largement l'émotion que provoque sa mort, vous étonnent-elles? 

Pas du tout. J'ai écrit dans un de mes livres, Les Mots de ma vie, que celui de nous deux qui mourrait le premier, non seulement aurait du chagrin d'avoir perdu l'autre, mais, en plus, serait ennuyé toute la journée par les coups de fil des journalistes! C'est exactement ce qui se passe. 

VOIR AUSSI >> "Jean d'Ormesson ne laisse que de bons souvenirs" 

C'était une star, d'Ormesson, un personnage considérable, de droite mais aimé de la gauche. Il ne faut pas oublier que le matin où François Mitterrand, a quitté l'Elyséeaprès quatorze ans, la dernière personne qu'il y a fait venir, c'est Jean d'Ormesson, simplement parce qu'ils partageaient les mêmes goûts classiques, à défaut des mêmes idées politiques. 

Il a fait une révolution à l'Académie française en y faisant entrer la première femme, Marguerite Yourcenar. Ce n'était pas rien. Il y est arrivé. Il a été le chevalier combattant de Marguerite Yourcenar. 

Vous parlez de chagrin. C'était un ami? 

Quand je faisais mes émissions littéraires, je n'étais l'ami d'aucun écrivain, pas plus de Jean d'Ormesson que des autres. Après, on a sympathisé et, depuis trois ou quatre ans, j'allais déjeuner chez lui deux ou trois fois dans l'année, avec Pierre Nora, Régis Debray... On devait déjeuner dans quelques jours. Je l'ai eu au téléphone il y a trois ou quatre jours et il m'a dit "A lundi prochain". Malheureusement, il n'y aura pas de lundi prochain. 

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