Search

Dernier coup d'archet pour Didier Lockwood

Didier Lockwood en 1988 au festival Samois-sur-Seine.

Didier Lockwood en 1988 au festival Samois-sur-Seine.

Photo by Michel BARET/Gamma-Rapho via Getty Images - 2011 Gamma-Rapho

Révélé à 17 ans au sein du groupe Magma, Didier Lockwood, ouvert à tous les styles, incarnait depuis, en France comme à l’international, le violon dans le jazz. Une crise cardiaque a terrassé ce fils spirituel de Stéphane Grapelli à 62 ans.

C’est un décès auquel personne ne s’attendait. Il y a quelques jours encore, dans les pages de Télérama Sortir, nous invitions le public à se presser aux concerts de Didier Lockwood, si jeune pour ses 62 ans, l’archet toujours aussi merveilleusement léger et l’appétit inentamé de jouer et de partager sa musique. Ce ne sera plus possible, une crise cardiaque l’a terrassé peu après un concert, entraînant sa mort au matin du dimanche 18 février. Unanimement considéré comme un homme charmant et généreux, Lockwood incarnait, depuis les années 70, le violon dans le jazz. Il laissera sur cette musique une empreinte comparable à celle de Stéphane Grappelli, qui avait reconnu en lui un très grand talent et l’avait aidé à se faire connaître en l’invitant, tout jeune encore, à tourner avec lui.

Né à Calais en 1956, Lockwood s’initia d’abord au classique (il obtiendra un premier prix du conservatoire) avant de s’intéresser au jazz, sous l’influence de son frère Francis, et de partir pour Paris où il intègre rapidement, à l’âge de 17 ans, l’orchestre kobaïen de Christian Vander, le mythique Magma. Son passage sera bref mais marquant – l’extatique Live Hhaï en témoigne –, il permet au jeune homme de s’initier aussi bien à l’improvisation sur violon électrique qu’aux métriques impaires. Il en profite également pour apprendre le vocabulaire des créatifs de l’époque, évoquant devant un journaliste, avec toute la naïve assurance de l’adolescence, la « recherche de l’équilibre intérieur et des potentiels intérieurs » ainsi que « l’énergie, la chose la plus importante qui régit l’homme ». On peut en sourire aujourd’hui, mais ce que Lockwood exprime là (à partir de 15 mn dans la vidéo ci-dessous) a sans doute été un moteur non négligeable de son exceptionnel parcours musical.

Le jazz-rock le passionne désormais et c’est cette voie qu’il va continuer d’explorer, d’abord avec Zao, Surya, puis avec Uzeb, Allan Holdsworth, Mike Stern ou dans son propre Didier Lockwood Group. Il expérimentera dans ces diverses formations les pédales d’effets, wah-wah, écho et autres reverb qui spatialisent le son de son violon et lui offrent des possibilités comparables à celles de la guitare électrique. Dès cette époque, il s’intéresse également aux musiques modales extra-européennes, qui auront une influence considérable sur son jeu.

Il lui est cependant impossible de se limiter à une seule esthétique et, dès la fin des années 70, Lockwood collabore avec des jazzmen évoluant en-dehors de la fusion, ainsi André Ceccarelli, Henri Texier, Aldo Romano et Daniel Humair, puis Michel Petrucciani, Richard Galliano ou Martial Solal. Dès lors, il ne cesse plus de jouer dans les contextes les plus variés, quittant un trio de cordes marqué par le style manouche pour entamer un dialogue avec le joueur de ney (une flûte) turc Kudsi Ergüner, interprétant dans la plus pure tradition classique le fameux Concerto en ré mineur de Bach, avec Maxim Vengerov comme compagnon et Jean-Claude Casadesus à la direction, puis revenant au jazz-rock avant de repartir auprès de musiciens tziganes etc.

Au milieu des années 90, son idylle avec la chanteuse lyrique Caroline Casadesus, fille du célèbre chef d’orchestre, l’amène à s’intéresser davantage à l’écriture classique. Il compose alors son propre concerto pour violon, Les Mouettes, puis un concerto pour piano, un opéra jazz (Journal d’un usager de l’espace II), une partition hybride pour orchestre de jazz et orchestre symphonique (Souvenirs du futur) et encore un opéra destiné aux enfants, Libertad. Dans le même temps, l’histoire de son amour passionnel avec Caroline Casadesus devient un spectacle, Le Jazz et la Diva, joué pendant quatre ans avant de devenir un disque, en 2006.

Parallèlement à cette activité, Lockwood continue de jouer du jazz, dans un registre moins expérimental qu’autrefois, partageant des aventures scéniques et discographiques avec nombre de pointures françaises ou américaines ou donnant des récitals solos qui lui permettent de donner libre cours à son inépuisable fantaisie.

En mars 2000, son Tribute to Grappelli est salué par la critique et assoit définitivement son statut d’héritier direct du compagnon de route de Django Reinhardt. A partir de 2001, Lockwood entame une fructueuse collaboration avec le danseur et joueur de vina indien Raghunath Manet et le percussionniste Ri Murugan. Plus que jamais, il se montre à l’image de sa conception de la musique, dont il dit qu’elle permet de flotter. Lockwood est ainsi, il va où les flots de la vie le porte, sans souci de délimiter un territoire rien que pour lui ou de planter un quelconque drapeau sur « son » œuvre. L’énergie cosmique qu’il entrevoyait dans les fracas fous de Magma, il semble qu’il en reçoive partout les échos et qu’ils l’émerveillent toujours. Alors que les conservatoires peinent encore à s’ouvrir au jazz et aux musiques du monde, il publie une méthode pour improviser (Cordes et âmes), s’ingénie à faire aimer le violon jazz aux jeunes enfants et, en 2001, ouvre à Dammarie-les-Lys (Seine-et-Marne) le Centre des musiques Didier Lockwood (CMDL) pour aider de jeunes jazzmen à développer leur sens de l’improvisation. C’est que, pour le violoniste, l’improvisation est bien plus qu’une manière de jouer, c’est une philosophie, une façon de sentir et, surtout, de vivre.

Enregistré avec Antonio Faraò, Daryl Hall et André Ceccarelli, son dernier album, paru en novembre 2017, s’intitule Open Doors. Didier Lockwood s’y montre plus fringant que jamais, volubile avec raffinement, d’une élégance toute française. Son violon paraissait si jeune qu’on le croyait inaccessible aux atteintes du temps. Aujourd’hui, cet ultime titre résume ce que fut l’entreprise de toute sa vie : ouvrir des portes, toutes les portes, encore et toujours.


 

Let's block ads! (Why?)

Read Again
Didier Lockwood en 1988 au festival Samois-sur-Seine.

Didier Lockwood en 1988 au festival Samois-sur-Seine.

Photo by Michel BARET/Gamma-Rapho via Getty Images - 2011 Gamma-Rapho

Révélé à 17 ans au sein du groupe Magma, Didier Lockwood, ouvert à tous les styles, incarnait depuis, en France comme à l’international, le violon dans le jazz. Une crise cardiaque a terrassé ce fils spirituel de Stéphane Grapelli à 62 ans.

C’est un décès auquel personne ne s’attendait. Il y a quelques jours encore, dans les pages de Télérama Sortir, nous invitions le public à se presser aux concerts de Didier Lockwood, si jeune pour ses 62 ans, l’archet toujours aussi merveilleusement léger et l’appétit inentamé de jouer et de partager sa musique. Ce ne sera plus possible, une crise cardiaque l’a terrassé peu après un concert, entraînant sa mort au matin du dimanche 18 février. Unanimement considéré comme un homme charmant et généreux, Lockwood incarnait, depuis les années 70, le violon dans le jazz. Il laissera sur cette musique une empreinte comparable à celle de Stéphane Grappelli, qui avait reconnu en lui un très grand talent et l’avait aidé à se faire connaître en l’invitant, tout jeune encore, à tourner avec lui.

Né à Calais en 1956, Lockwood s’initia d’abord au classique (il obtiendra un premier prix du conservatoire) avant de s’intéresser au jazz, sous l’influence de son frère Francis, et de partir pour Paris où il intègre rapidement, à l’âge de 17 ans, l’orchestre kobaïen de Christian Vander, le mythique Magma. Son passage sera bref mais marquant – l’extatique Live Hhaï en témoigne –, il permet au jeune homme de s’initier aussi bien à l’improvisation sur violon électrique qu’aux métriques impaires. Il en profite également pour apprendre le vocabulaire des créatifs de l’époque, évoquant devant un journaliste, avec toute la naïve assurance de l’adolescence, la « recherche de l’équilibre intérieur et des potentiels intérieurs » ainsi que « l’énergie, la chose la plus importante qui régit l’homme ». On peut en sourire aujourd’hui, mais ce que Lockwood exprime là (à partir de 15 mn dans la vidéo ci-dessous) a sans doute été un moteur non négligeable de son exceptionnel parcours musical.

Le jazz-rock le passionne désormais et c’est cette voie qu’il va continuer d’explorer, d’abord avec Zao, Surya, puis avec Uzeb, Allan Holdsworth, Mike Stern ou dans son propre Didier Lockwood Group. Il expérimentera dans ces diverses formations les pédales d’effets, wah-wah, écho et autres reverb qui spatialisent le son de son violon et lui offrent des possibilités comparables à celles de la guitare électrique. Dès cette époque, il s’intéresse également aux musiques modales extra-européennes, qui auront une influence considérable sur son jeu.

Il lui est cependant impossible de se limiter à une seule esthétique et, dès la fin des années 70, Lockwood collabore avec des jazzmen évoluant en-dehors de la fusion, ainsi André Ceccarelli, Henri Texier, Aldo Romano et Daniel Humair, puis Michel Petrucciani, Richard Galliano ou Martial Solal. Dès lors, il ne cesse plus de jouer dans les contextes les plus variés, quittant un trio de cordes marqué par le style manouche pour entamer un dialogue avec le joueur de ney (une flûte) turc Kudsi Ergüner, interprétant dans la plus pure tradition classique le fameux Concerto en ré mineur de Bach, avec Maxim Vengerov comme compagnon et Jean-Claude Casadesus à la direction, puis revenant au jazz-rock avant de repartir auprès de musiciens tziganes etc.

Au milieu des années 90, son idylle avec la chanteuse lyrique Caroline Casadesus, fille du célèbre chef d’orchestre, l’amène à s’intéresser davantage à l’écriture classique. Il compose alors son propre concerto pour violon, Les Mouettes, puis un concerto pour piano, un opéra jazz (Journal d’un usager de l’espace II), une partition hybride pour orchestre de jazz et orchestre symphonique (Souvenirs du futur) et encore un opéra destiné aux enfants, Libertad. Dans le même temps, l’histoire de son amour passionnel avec Caroline Casadesus devient un spectacle, Le Jazz et la Diva, joué pendant quatre ans avant de devenir un disque, en 2006.

Parallèlement à cette activité, Lockwood continue de jouer du jazz, dans un registre moins expérimental qu’autrefois, partageant des aventures scéniques et discographiques avec nombre de pointures françaises ou américaines ou donnant des récitals solos qui lui permettent de donner libre cours à son inépuisable fantaisie.

En mars 2000, son Tribute to Grappelli est salué par la critique et assoit définitivement son statut d’héritier direct du compagnon de route de Django Reinhardt. A partir de 2001, Lockwood entame une fructueuse collaboration avec le danseur et joueur de vina indien Raghunath Manet et le percussionniste Ri Murugan. Plus que jamais, il se montre à l’image de sa conception de la musique, dont il dit qu’elle permet de flotter. Lockwood est ainsi, il va où les flots de la vie le porte, sans souci de délimiter un territoire rien que pour lui ou de planter un quelconque drapeau sur « son » œuvre. L’énergie cosmique qu’il entrevoyait dans les fracas fous de Magma, il semble qu’il en reçoive partout les échos et qu’ils l’émerveillent toujours. Alors que les conservatoires peinent encore à s’ouvrir au jazz et aux musiques du monde, il publie une méthode pour improviser (Cordes et âmes), s’ingénie à faire aimer le violon jazz aux jeunes enfants et, en 2001, ouvre à Dammarie-les-Lys (Seine-et-Marne) le Centre des musiques Didier Lockwood (CMDL) pour aider de jeunes jazzmen à développer leur sens de l’improvisation. C’est que, pour le violoniste, l’improvisation est bien plus qu’une manière de jouer, c’est une philosophie, une façon de sentir et, surtout, de vivre.

Enregistré avec Antonio Faraò, Daryl Hall et André Ceccarelli, son dernier album, paru en novembre 2017, s’intitule Open Doors. Didier Lockwood s’y montre plus fringant que jamais, volubile avec raffinement, d’une élégance toute française. Son violon paraissait si jeune qu’on le croyait inaccessible aux atteintes du temps. Aujourd’hui, cet ultime titre résume ce que fut l’entreprise de toute sa vie : ouvrir des portes, toutes les portes, encore et toujours.


 

Let's block ads! (Why?)



Bagikan Berita Ini

Related Posts :

0 Response to "Dernier coup d'archet pour Didier Lockwood"

Post a Comment

Powered by Blogger.