
Toute sa vie, le grand écrivain, mort à 85 ans, fut hanté par l'hypothèse de l'effondrement de la civilisation américaine.
J'ai connu l'oeuvre de Philip Roth il y a une vingtaine d'années, alors que Pastorale américaine venait d'être publiée, en traduction française. Saisissement total, comme pour nombre de ses lecteurs. Au milieu d'une production foisonnante, ce livre reste l'un des plus beaux, l'un des plus poignants, l'un des plus déchirants, dont le narrateur est le célèbre Nathan Zuckerman, l'alter ego de Roth.
Toute la dualité émotive de Roth vis-à-vis du signifiant "Amérique" apparaît en pleine lumière, révélant - au passage - l'une des cohérences les plus puissantes de son oeuvre. L'amour, bien sûr, pour cette nation-contrat, le chérissement de ce messianisme démocratique qui tend la main à tous les hommes désireux de s'y investir ; la passion pour une américanité qui, chez Roth, comme chez Bellow ou Mailer, n'est que l'autre nom de la liberté et le synonyme d'une conception universaliste de l'humain; mais aussi - et comme l'avers de cet attachement, l'anxiété et même l'angoisse de l'écrivain devant la fragilité de ce miracle.
Les promesses du Nouveau Monde
Cette ambivalence essentielle, la Pastorale américaine la concentre de manière chimiquement pure. Et c'est ce qui rend ce roman bouleversant jusqu'aux larmes : petit-fils d'un immigré juif parfaitement assimilé, presque WASP, qu'on nomme "Le Suédois", Seymour Levov, avec sa svelte élégance et sa "success story", est comme la quintessence de l'American Dream. Las ! En quelques années, celui dont Nathan Zuckerman applaudit la trajectoire, tant elle accomplit les plus exaltantes promesses du Nouveau Monde, va voir son existence lacérée par une tragédie : sa fille unique et chérie, soldant une agressivité inexpulsable, se laisse attirer par le nihilisme et bascule dans l'ultra-barbarie terroriste. Seymour assiste, impuissant, à ce qu'on nommerait, de nos jours, même hors d'un contexte islamique, sa "radicalisation".
C'est comme un cancer qui ronge sa sphère intime, corrodant et détruisant tous les acquis du labeur de Seymour et de celui de son père. Il y a un passage où Roth file une métaphore, celle des gants dont le géniteur du narrateur était fabricant, dans sa banlieue du New Jersey. Pour l'écrivain, les gants symbolisent les égards de la civilisation, ses scrupules, sa retenue et son abhorration de la violence, mais suggère-t-il, cette construction même est fragile, résiliable, réversible. Exposée à l'entropie. La Pastorale est le récit, sans consolation, de cette fragilisation.
L'Amérique, donc, comme une civilisation toujours guettée par l'effondrement ? C'est ce que semble suggérer, quelques années plus tard, un autre roman de Roth - une "uchronie" politique qui a connu, elle aussi, en 2004, une réception planétaire : Le Complot contre l'Amérique. Nous ne sommes plus dans les Trente glorieuses, mais aux prodromes de la Seconde guerre mondiale.
Conte désenchanté
Roth est Roth, petit garçon new yorkais de 7 ans. Et le malheur, c'est que F.D. Roosevelt n'est plus président. Il a été congédié par le champion de l'"America first", le pro-nazi , et aviateur de son état, Charles Lindbergh. Partant de faits réels issus des biographies des personnages historiques du roman, de Lindbergh à Ribbentrop en passant par Henry Ford et Burton K. Wheeler, Roth imagine le cauchemar qui, en cas de victoire du pro-nazi, se serait alors abattu sur les Etats-Unis, et singulièrement sur son écosystème familial juif et new-yorkais. Avec un expressionnisme démonstratif très convaincant, le romancier dépeint une Amérique en proie à un vertige autodestructeur, où la parole antijuive se désentrave, tandis que prolifèrent, sur un mode inauguré quelques années plus tôt par l'Allemagne nazie, des mesures contraignantes pour les Juifs, des débuts d'apartheid antisémite encouragés à distance par les hitlériens. L'isolationnisme - ne surtout pas intervenir sur le sol européen, dans la guerre immense qui fait rage - devient l'alpha et omega de la diplomatie américaine.
Certains Juifs choisissent de pactiser avec le nouveau régime, dans l'espoir de retarder le moment de leur proscription ; c'est le cas du rabbin Bengelsdorf, qui pousse le désir de conformité jusqu'à devancer les requisits de Lindbergh ; d'autres écoutent la voix de la justice et de la vérité, et l'écrivain magnifie leur courage : Walter Winchell, un journaliste de radio qui a réellement existé (quarantenaire au moment des faits) et qui, imagine Roth, sera l'opposant n°1 à la férule fasciste de Lindbergh, au point d'être assassiné en punition de son héroïsme.
Le Complot contre l'Amérique n'est pas seulement un avertissement quant à la vulnérabilité de l'édifice démocratique ; comme l'ont souligné nombre de commentateurs au moment de sa parution, ce conte désenchanté met à nu la logique du bouc-émissaire (Roth a-t-il lu Réné Girard ?) et le fonctionnement de ce qu'on nomme aujourd'hui le conspirationnisme : avec un pessimisme foncier, l'écrivain suggère qu'aucune société, même la plus démocratique dans ses moeurs et dans ses aspirations, n'est prémunie contre un mal qui possède en quelque sorte l'intemporalité d'une permanence.
Jusqu'à la fin de sa vie, le grand Américain qu'était Roth fut hanté par l'hypothèse de cette régression. L'Amérique que son oeuvre nous fait aimer apparaît comparable à ces cimetières juifs du New York, qu'il décrit ici ou là comme des havres menacés par le bitume et par l'inexorable extension des noeuds autoroutiers.
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Toute sa vie, le grand écrivain, mort à 85 ans, fut hanté par l'hypothèse de l'effondrement de la civilisation américaine.
J'ai connu l'oeuvre de Philip Roth il y a une vingtaine d'années, alors que Pastorale américaine venait d'être publiée, en traduction française. Saisissement total, comme pour nombre de ses lecteurs. Au milieu d'une production foisonnante, ce livre reste l'un des plus beaux, l'un des plus poignants, l'un des plus déchirants, dont le narrateur est le célèbre Nathan Zuckerman, l'alter ego de Roth.
Toute la dualité émotive de Roth vis-à-vis du signifiant "Amérique" apparaît en pleine lumière, révélant - au passage - l'une des cohérences les plus puissantes de son oeuvre. L'amour, bien sûr, pour cette nation-contrat, le chérissement de ce messianisme démocratique qui tend la main à tous les hommes désireux de s'y investir ; la passion pour une américanité qui, chez Roth, comme chez Bellow ou Mailer, n'est que l'autre nom de la liberté et le synonyme d'une conception universaliste de l'humain; mais aussi - et comme l'avers de cet attachement, l'anxiété et même l'angoisse de l'écrivain devant la fragilité de ce miracle.
Les promesses du Nouveau Monde
Cette ambivalence essentielle, la Pastorale américaine la concentre de manière chimiquement pure. Et c'est ce qui rend ce roman bouleversant jusqu'aux larmes : petit-fils d'un immigré juif parfaitement assimilé, presque WASP, qu'on nomme "Le Suédois", Seymour Levov, avec sa svelte élégance et sa "success story", est comme la quintessence de l'American Dream. Las ! En quelques années, celui dont Nathan Zuckerman applaudit la trajectoire, tant elle accomplit les plus exaltantes promesses du Nouveau Monde, va voir son existence lacérée par une tragédie : sa fille unique et chérie, soldant une agressivité inexpulsable, se laisse attirer par le nihilisme et bascule dans l'ultra-barbarie terroriste. Seymour assiste, impuissant, à ce qu'on nommerait, de nos jours, même hors d'un contexte islamique, sa "radicalisation".
C'est comme un cancer qui ronge sa sphère intime, corrodant et détruisant tous les acquis du labeur de Seymour et de celui de son père. Il y a un passage où Roth file une métaphore, celle des gants dont le géniteur du narrateur était fabricant, dans sa banlieue du New Jersey. Pour l'écrivain, les gants symbolisent les égards de la civilisation, ses scrupules, sa retenue et son abhorration de la violence, mais suggère-t-il, cette construction même est fragile, résiliable, réversible. Exposée à l'entropie. La Pastorale est le récit, sans consolation, de cette fragilisation.
L'Amérique, donc, comme une civilisation toujours guettée par l'effondrement ? C'est ce que semble suggérer, quelques années plus tard, un autre roman de Roth - une "uchronie" politique qui a connu, elle aussi, en 2004, une réception planétaire : Le Complot contre l'Amérique. Nous ne sommes plus dans les Trente glorieuses, mais aux prodromes de la Seconde guerre mondiale.
Conte désenchanté
Roth est Roth, petit garçon new yorkais de 7 ans. Et le malheur, c'est que F.D. Roosevelt n'est plus président. Il a été congédié par le champion de l'"America first", le pro-nazi , et aviateur de son état, Charles Lindbergh. Partant de faits réels issus des biographies des personnages historiques du roman, de Lindbergh à Ribbentrop en passant par Henry Ford et Burton K. Wheeler, Roth imagine le cauchemar qui, en cas de victoire du pro-nazi, se serait alors abattu sur les Etats-Unis, et singulièrement sur son écosystème familial juif et new-yorkais. Avec un expressionnisme démonstratif très convaincant, le romancier dépeint une Amérique en proie à un vertige autodestructeur, où la parole antijuive se désentrave, tandis que prolifèrent, sur un mode inauguré quelques années plus tôt par l'Allemagne nazie, des mesures contraignantes pour les Juifs, des débuts d'apartheid antisémite encouragés à distance par les hitlériens. L'isolationnisme - ne surtout pas intervenir sur le sol européen, dans la guerre immense qui fait rage - devient l'alpha et omega de la diplomatie américaine.
Certains Juifs choisissent de pactiser avec le nouveau régime, dans l'espoir de retarder le moment de leur proscription ; c'est le cas du rabbin Bengelsdorf, qui pousse le désir de conformité jusqu'à devancer les requisits de Lindbergh ; d'autres écoutent la voix de la justice et de la vérité, et l'écrivain magnifie leur courage : Walter Winchell, un journaliste de radio qui a réellement existé (quarantenaire au moment des faits) et qui, imagine Roth, sera l'opposant n°1 à la férule fasciste de Lindbergh, au point d'être assassiné en punition de son héroïsme.
Le Complot contre l'Amérique n'est pas seulement un avertissement quant à la vulnérabilité de l'édifice démocratique ; comme l'ont souligné nombre de commentateurs au moment de sa parution, ce conte désenchanté met à nu la logique du bouc-émissaire (Roth a-t-il lu Réné Girard ?) et le fonctionnement de ce qu'on nomme aujourd'hui le conspirationnisme : avec un pessimisme foncier, l'écrivain suggère qu'aucune société, même la plus démocratique dans ses moeurs et dans ses aspirations, n'est prémunie contre un mal qui possède en quelque sorte l'intemporalité d'une permanence.
Jusqu'à la fin de sa vie, le grand Américain qu'était Roth fut hanté par l'hypothèse de cette régression. L'Amérique que son oeuvre nous fait aimer apparaît comparable à ces cimetières juifs du New York, qu'il décrit ici ou là comme des havres menacés par le bitume et par l'inexorable extension des noeuds autoroutiers.
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