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A Detroit, «ici, Aretha était bien plus qu'une chanteuse»

Jeudi, devant la New Bethel Baptist Church, à Détroit.
Jeudi, devant la New Bethel Baptist Church, à Détroit. Photo Jeff Kowalsky. AFP

Devant l'église du père d'Aretha Franklin, où la chanteuse a fait ses débuts, fans, voisins et proches sont venus jeudi soir lui rendre un hommage spontané.

Une voiture fait le tour du pâté de maisons, Respect à fond s’échappant des fenêtres ouvertes. Avec des amplis installés à l’arrière de son vélo, un type à casquette pédale doucement et fait profiter à tous de I Say A Little Prayer. A la nuit tombée, deux jeunes sœurs entonnent Natural Woman, pour le plus grand plaisir des smartphones, des caméras et des micros. C’est devant la New Bethel Baptist Church, l’église du père d’Aretha Franklin où la chanteuse a fait ses débuts, que des fans, des voisins, des proches, ont décidé jeudi soir de rendre un hommage spontané à la «Queen of Soul», quelques heures après sa mort d’un cancer du pancréas, à l’âge de 76 ans.

A lire aussi : Aretha Franklin, respect éternel

Mémorial

L’église, un cube beige à la façade décorée d’une grande croix marron, se situe dans le nord-ouest de Detroit, en bordure du quartier de LaSalle Gardens, où a grandi Aretha Franklin. Celui-ci ne semble pas encore avoir bénéficié de la récente renaissance qui a vu revenir les investisseurs au centre-ville, après des années de crise et une municipalité en faillite, sous tutelle de l’Etat fédéral. Entre plusieurs blocs de maisons abandonnées, un parking et une station-service, la New Bethel Baptist Church, où C.L. Franklin officia de 1946 à 1979, fut l’épicentre du mouvement des droits civiques à Detroit. Martin Luther King, James Meredith, Jesse Jackson y défilèrent au micro. Y furent célébrées les funérailles de Dinah Washington, de la fondatrice des Supremes Florence Ballard, ou du leader de The Temptations, David Ruffin. L’église, installée dans ce bâtiment depuis 1964, est à deux rues de la Motown, la légendaire maison de disques qui déménagea dans les années 70 à Los Angeles.

Une jeune fille s’avance vers le mémorial improvisé, quelques roses à la main. Chloé, New-yorkaise de 29 ans, est à Detroit pour un mariage ce week-end, mais elle se devait de «rendre hommage à cette héroïne, l’héroïne de tous les Afro-américains, et même, je suppose, de tous les Américains», précise la jeune fille, «bercée par les chansons d’Aretha» qu’écoutait son père en boucle. Elle installe ses fleurs entre des ballons, des bouquets, des pancartes qui célèbrent la «reine». «Notre reine ! lance Brenda, en appuyant sur le possessif. Une fille de chez nous. Quand elle venait ici, à l’église, elle n’en faisait pas tout un foin.» Cette enseignante a également apporté un bouquet, qu’elle dépose les larmes aux yeux. «Aretha était bien plus qu’une chanteuse, avec son intégrité, et cette capacité à traverser, à dépasser la question sociale, raciale, de genre, de générations. Moi je fais toujours découvrir Respect à mes élèves.»

A lire aussi : «Aretha Franklin a chanté son époque, avec son époque, et pour son époque»

Née à Memphis, dans le Tennessee, Aretha Franklin avait déménagé enfant à Detroit. Elle était depuis restée fidèle à cette ville aujourd’hui à 83 % afro-américaine, qui a souffert d’une désindustrialisation brutale. La glorieuse «Motor City», capitale de l’industrie automobile dans les années 50, a connu une chute démographique spectaculaire, perdant plus d’un million d’habitants en un demi-siècle. Et même s’il a baissé ces dernières années, le taux de pauvreté y est toujours de 35,7 %, le plus élevé des vingt premières villes américaines. «Aretha, elle est l’histoire de Detroit, elle est Detroit !» lance Phyllis, 49 ans, ingénieure qui a grandi à LaSalle Gardens. «Mon père fréquentait cette église, et quand j’étais petite, on écoutait souvent les disques de ses sermons à la maison. Et dans ses sermons, c’est comme s’il chantait, c’était du rock’n’roll ! Aretha s’est d’ailleurs beaucoup occupée de lui à la fin de sa vie.» Blessé par balle en 1979 pendant une tentative de cambriolage à son domicile, le pasteur mourra en 1984, au terme d’un coma de cinq ans. La sœur de Phyllis embraye : «Elle n’a jamais oublié ses racines, elle n’a jamais oublié sa famille, elle n’a jamais oublié Detroit.»

Devant l'église, jeudi.Photo Bill Pugliano. Getty Images. AFP

«Tout le tralala !»

Ils sont nombreux à saluer la générosité et l’engagement continu de la chanteuse envers sa communauté. Aretha Franklin avait, par exemple, offert des nuits d’hôtel et des repas aux habitants de Flint, une ville à une heure de route au nord de Detroit, en pleine crise sanitaire après la contamination au plomb de son eau potable. «La ville de Detroit a abrité de nombreuses stars de la musique, des Temptations aux Supremes, note Michael, un voisin de 56 ans. Mais Aretha est la seule à être restée ici, à être restée un pilier de notre communauté, à avoir donné de son temps. Vous en connaissez d’autres, vous, des stars internationales comme elle, qui font ça ?»

A lire aussi : Toutes les voix d’Aretha

Un petit groupe de femmes s’est formé devant les portes de l’église. Ici, il n’est point question de la reine Aretha en manteau de vison, de la diva chantant pour la première investiture de Barack Obama sur les marches du Capitole à Washington, mais de «Riri», ainsi qu’elles l’appellent. «Anciennes toxicomanes», explique l’une d’elle, Robin, elles font désormais du travail bénévole. Et notamment, des distributions de repas une fois par mois à l’église, auxquelles participait la chanteuse. «On la voyait régulièrement, assure sa voisine. C’était quelqu’un de très sociable, de très facile. Elle ne venait pas avec ses gardes du corps et tout le tralala ! Tout le monde pouvait lui parler.»

La New Bethel Baptist Church jeudi.Photo Bill Pugliano. Getty Images. AFP

Le révérend Charles W. Turner, l’un des pasteurs de la New Bethel Baptist Church, confirme : «Tous les mois, pour la distribution des repas aux plus démunis, il y a une file d’attente qui va jusqu’au croisement, là-bas ! dit-il, en montrant du doigt le bout de la rue. Aretha Franklin venait souvent aider, superviser l’organisation, discuter avec les gens… Personne ne prendra jamais sa place ici. Elle a aidé financièrement beaucoup de monde. Elle n’a jamais oublié qui elle était, reprend le Pasteur. Et quand elle portait des habits luxueux et clinquants, c’était aussi une façon de dire : "je me fous de ce que vous pensez." C’était un geste politique : n’oubliez pas que quand Aretha était petite, les Noirs aux Etats-Unis ne portaient certainement pas des manteaux de fourrure…» Sur la façade de la New Bethel Baptist Church sont gravés plusieurs noms. En dessous de celui de son père, celui d’Aretha Franklin est seulement accompagné de cette épithète : «Mécène.» 

Isabelle Hanne Envoyée spéciale à Detroit (Michigan)

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Jeudi, devant la New Bethel Baptist Church, à Détroit.
Jeudi, devant la New Bethel Baptist Church, à Détroit. Photo Jeff Kowalsky. AFP

Devant l'église du père d'Aretha Franklin, où la chanteuse a fait ses débuts, fans, voisins et proches sont venus jeudi soir lui rendre un hommage spontané.

Une voiture fait le tour du pâté de maisons, Respect à fond s’échappant des fenêtres ouvertes. Avec des amplis installés à l’arrière de son vélo, un type à casquette pédale doucement et fait profiter à tous de I Say A Little Prayer. A la nuit tombée, deux jeunes sœurs entonnent Natural Woman, pour le plus grand plaisir des smartphones, des caméras et des micros. C’est devant la New Bethel Baptist Church, l’église du père d’Aretha Franklin où la chanteuse a fait ses débuts, que des fans, des voisins, des proches, ont décidé jeudi soir de rendre un hommage spontané à la «Queen of Soul», quelques heures après sa mort d’un cancer du pancréas, à l’âge de 76 ans.

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L’église, un cube beige à la façade décorée d’une grande croix marron, se situe dans le nord-ouest de Detroit, en bordure du quartier de LaSalle Gardens, où a grandi Aretha Franklin. Celui-ci ne semble pas encore avoir bénéficié de la récente renaissance qui a vu revenir les investisseurs au centre-ville, après des années de crise et une municipalité en faillite, sous tutelle de l’Etat fédéral. Entre plusieurs blocs de maisons abandonnées, un parking et une station-service, la New Bethel Baptist Church, où C.L. Franklin officia de 1946 à 1979, fut l’épicentre du mouvement des droits civiques à Detroit. Martin Luther King, James Meredith, Jesse Jackson y défilèrent au micro. Y furent célébrées les funérailles de Dinah Washington, de la fondatrice des Supremes Florence Ballard, ou du leader de The Temptations, David Ruffin. L’église, installée dans ce bâtiment depuis 1964, est à deux rues de la Motown, la légendaire maison de disques qui déménagea dans les années 70 à Los Angeles.

Une jeune fille s’avance vers le mémorial improvisé, quelques roses à la main. Chloé, New-yorkaise de 29 ans, est à Detroit pour un mariage ce week-end, mais elle se devait de «rendre hommage à cette héroïne, l’héroïne de tous les Afro-américains, et même, je suppose, de tous les Américains», précise la jeune fille, «bercée par les chansons d’Aretha» qu’écoutait son père en boucle. Elle installe ses fleurs entre des ballons, des bouquets, des pancartes qui célèbrent la «reine». «Notre reine ! lance Brenda, en appuyant sur le possessif. Une fille de chez nous. Quand elle venait ici, à l’église, elle n’en faisait pas tout un foin.» Cette enseignante a également apporté un bouquet, qu’elle dépose les larmes aux yeux. «Aretha était bien plus qu’une chanteuse, avec son intégrité, et cette capacité à traverser, à dépasser la question sociale, raciale, de genre, de générations. Moi je fais toujours découvrir Respect à mes élèves.»

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Née à Memphis, dans le Tennessee, Aretha Franklin avait déménagé enfant à Detroit. Elle était depuis restée fidèle à cette ville aujourd’hui à 83 % afro-américaine, qui a souffert d’une désindustrialisation brutale. La glorieuse «Motor City», capitale de l’industrie automobile dans les années 50, a connu une chute démographique spectaculaire, perdant plus d’un million d’habitants en un demi-siècle. Et même s’il a baissé ces dernières années, le taux de pauvreté y est toujours de 35,7 %, le plus élevé des vingt premières villes américaines. «Aretha, elle est l’histoire de Detroit, elle est Detroit !» lance Phyllis, 49 ans, ingénieure qui a grandi à LaSalle Gardens. «Mon père fréquentait cette église, et quand j’étais petite, on écoutait souvent les disques de ses sermons à la maison. Et dans ses sermons, c’est comme s’il chantait, c’était du rock’n’roll ! Aretha s’est d’ailleurs beaucoup occupée de lui à la fin de sa vie.» Blessé par balle en 1979 pendant une tentative de cambriolage à son domicile, le pasteur mourra en 1984, au terme d’un coma de cinq ans. La sœur de Phyllis embraye : «Elle n’a jamais oublié ses racines, elle n’a jamais oublié sa famille, elle n’a jamais oublié Detroit.»

Devant l'église, jeudi.Photo Bill Pugliano. Getty Images. AFP

«Tout le tralala !»

Ils sont nombreux à saluer la générosité et l’engagement continu de la chanteuse envers sa communauté. Aretha Franklin avait, par exemple, offert des nuits d’hôtel et des repas aux habitants de Flint, une ville à une heure de route au nord de Detroit, en pleine crise sanitaire après la contamination au plomb de son eau potable. «La ville de Detroit a abrité de nombreuses stars de la musique, des Temptations aux Supremes, note Michael, un voisin de 56 ans. Mais Aretha est la seule à être restée ici, à être restée un pilier de notre communauté, à avoir donné de son temps. Vous en connaissez d’autres, vous, des stars internationales comme elle, qui font ça ?»

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Un petit groupe de femmes s’est formé devant les portes de l’église. Ici, il n’est point question de la reine Aretha en manteau de vison, de la diva chantant pour la première investiture de Barack Obama sur les marches du Capitole à Washington, mais de «Riri», ainsi qu’elles l’appellent. «Anciennes toxicomanes», explique l’une d’elle, Robin, elles font désormais du travail bénévole. Et notamment, des distributions de repas une fois par mois à l’église, auxquelles participait la chanteuse. «On la voyait régulièrement, assure sa voisine. C’était quelqu’un de très sociable, de très facile. Elle ne venait pas avec ses gardes du corps et tout le tralala ! Tout le monde pouvait lui parler.»

La New Bethel Baptist Church jeudi.Photo Bill Pugliano. Getty Images. AFP

Le révérend Charles W. Turner, l’un des pasteurs de la New Bethel Baptist Church, confirme : «Tous les mois, pour la distribution des repas aux plus démunis, il y a une file d’attente qui va jusqu’au croisement, là-bas ! dit-il, en montrant du doigt le bout de la rue. Aretha Franklin venait souvent aider, superviser l’organisation, discuter avec les gens… Personne ne prendra jamais sa place ici. Elle a aidé financièrement beaucoup de monde. Elle n’a jamais oublié qui elle était, reprend le Pasteur. Et quand elle portait des habits luxueux et clinquants, c’était aussi une façon de dire : "je me fous de ce que vous pensez." C’était un geste politique : n’oubliez pas que quand Aretha était petite, les Noirs aux Etats-Unis ne portaient certainement pas des manteaux de fourrure…» Sur la façade de la New Bethel Baptist Church sont gravés plusieurs noms. En dessous de celui de son père, celui d’Aretha Franklin est seulement accompagné de cette épithète : «Mécène.» 

Isabelle Hanne Envoyée spéciale à Detroit (Michigan)

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