Que vous évoque Abercrombie & Fitch ? En tant que Française ou Français, votre réponse tiendrait sans doute en quelques lignes et peut-être même que vous rendriez une page vierge. Aux Etats-Unis, c’est une tout autre affaire. La marque, créée en 1892, a eu un succès phénoménal à la fin des années 1990, devenant un emblème de la pop culture, puis est apparue comme le symbole de l’élitisme, du cynisme et de l’exclusion, avant d’opérer un changement complet d’image ces dernières années pour mieux embrasser la diversité.
C’est cette histoire chaotique, parfois choquante, que retrace Abercrombie & Fitch : Une marque sur le fil d’Alison Klayman mis en ligne ce mardi sur Netflix. Ce documentaire raconte comment l’enseigne a défrayé la chronique, dans quelle mesure elle est un miroir peu reluisant de la société américaine et comment la mode influe sur la culture populaire.
Remontons le fil jusqu’à trente en arrière. Lorsqu’il est nommé PDG d’Abercrombie & Fitch en 1992, Mike Jeffries dépoussière une marque centenaire. Alors marque de l’élite et des baroudeurs chics – elle fut portée aussi bien par le président Roosevelt que par Ernest Hemingway – elle devient la synthèse entre la dimension sexy de Calvin Klein et le look BCBG à la Tommy Hillfiger. Les vêtements sont chers mais pas inaccessibles.
Lumières tamisées et sono assourdissante
Le photographe Bruce Weber signe les campagnes de pub. Ses photos de jeunes hommes musclés et dénudés, en noir et blanc, rejoignent instantanément l’imaginaire collectif et la pop culture. Le côté homoérotique des clichés n’aliène pas le cœur de cible de l’enseigne : les lycéens cool et les frat boys des campus, majoritairement hétéros. La stratégie fait mouche auprès des ados qui tuent leur temps libre dans les malls, les centres commerciaux qui sont autant des lieux de rendez-vous que de flâneries pour savoir quoi porter si l’on veut faire partie des « populaires ». Aller dans un magasin Abercrombie & Fitch relève ainsi de l’expérience en soi : les boutiques sous éclairées baignent dans un parfum d’ambiance musqué censé inspirer la virilité pendant qu’une musique assourdissante jaillit des baffles. Les parents détestent, raison de plus pour adorer.
La faible luminosité des magasins était peut-être bien pratique pour ne pas voir ce qui sautait pourtant aux yeux. Les vendeuses et vendeurs étaient recrutés principalement sur des critères physiques. L’embauche était conditionnée à la beauté, à la minceur et à leur capacité à « inspirer la clientèle ». Le personnel était soumis à un dress code très strict : dreadlocks rédhibitoires, interdiction pour les hommes de porter une chaîne en or… Il fallait répondre au triptyque : « Natural, American, Classic ».
Plainte pour discrimination raciale
Les témoins du documentaire expliquent que les salariées et salariés n’étaient pas jugés sur leur volume de vente mais sur leurs apparences. Quelqu’un qui ne paraissait pas suffisamment « cool » pouvait disparaître du planning sans sommation. Un sort qu’ont vécu nombre de vendeuses et vendeurs non-blancs ayant fait face à des managers leur expliquant, avec plus ou moins de tact et d’empathie, que leurs effectifs devaient rester très majoritairement blancs.
En 2003, plusieurs employés lésés ont porté plainte pour discrimination raciale. L’affaire a fait grand bruit aux Etats-Unis. Abercrombie & Fitch a préféré éviter le procès et régler le dossier en versant 50 millions de dollars au collectif de plaignants et plaignantes. Elle s’est aussi engagée à revoir ses pratiques d’embauches et de management, ainsi qu’à nommer un chef de la diversité et de l’inclusion. Ce qui, relate le documentaire, n’a pas été suivi d’effets.
« Est-ce que nous excluons ? Absolument »
Il faut dire que Mike Jeffries ne s’est jamais caché d’axer le développement de la marque sur l’exclusion. « Nous engageons des gens beaux dans nos magasins parce que les gens beaux attirent les autres belles personnes, et nous nous adressons aux personnes cool, qui présentent bien. Nous ne voulons cibler personne d’autre, déclarait le PDG en 2006 auprès du site Salon. Nous visons les jeunes américains cool, qui ont du charisme et beaucoup d’amis. Beaucoup de gens ne correspondent pas [à nos vêtements] et ils ne peuvent pas prétendre y avoir accès. Est-ce que nous excluons ? Absolument. »
Ces propos sont, à l’époque de leur publication, passés inaperçus. En 2013, ils ont été exhumés par Benjamin O’Keefe, un activiste « gay, gros et pauvre », selon les termes qu’il emploie dans le documentaire. Sous le choc, il a lancé une pétition en ligne pour demander à Abercrombie & Fitch de s’excuser et de commercialiser, enfin, des grandes tailles. L’impact a dépassé tout ce qu’il aurait pu imaginer. La controverse a enflé dans les médias à un moment où la marque était en perte de vitesse. L’exclusion n’était plus cool. Les personnes marginalisées hier sont devenues adultes et ont pu exprimer leur rejet des « valeurs » de l’enseigne. En 2001, l’un des harceleurs de Peter Parker dans le Spider-Man de Sam Raimi n’était-il d’ailleurs pas vêtu de la tête aux pieds de vêtements Abercrombie & Fitch ? Mike Jeffries a démissionné de son poste de PDG en décembre 2014.
L’inclusion en tête de gondole
Depuis 2017, Abercrombie & Fitch est dirigé par une femme, Fran Horowitz, et a opéré un virage à 180°. La marque mise aujourd’hui sur « des valeurs d’appartenance » et ne considère plus la « diversité » et les grandes tailles comme des épouvantails. Elle communique en disant soutenir les causes liées aux personnes LGBT et/ou de couleur alors que, vingt ans plus tôt, elle n’hésitait pas à commercialiser des t-shirts aux messages volontairement offensants.
Comme le déclare Kelly Bloomberg, ex-directrice du design graphique, dans le documentaire, « à l’époque, on avait sans doute des détracteurs, mais ils n’avaient pas de plateforme pour s’exprimer. » A l’ère des réseaux sociaux, c’est au tour des marques d’être, à juste titre, rhabillées pour l’hiver. Une évolution de la société que parvient très bien à mettre en évidence Abercrombie & Fitch : Une marque sur le fil.
Read AgainQue vous évoque Abercrombie & Fitch ? En tant que Française ou Français, votre réponse tiendrait sans doute en quelques lignes et peut-être même que vous rendriez une page vierge. Aux Etats-Unis, c’est une tout autre affaire. La marque, créée en 1892, a eu un succès phénoménal à la fin des années 1990, devenant un emblème de la pop culture, puis est apparue comme le symbole de l’élitisme, du cynisme et de l’exclusion, avant d’opérer un changement complet d’image ces dernières années pour mieux embrasser la diversité.
C’est cette histoire chaotique, parfois choquante, que retrace Abercrombie & Fitch : Une marque sur le fil d’Alison Klayman mis en ligne ce mardi sur Netflix. Ce documentaire raconte comment l’enseigne a défrayé la chronique, dans quelle mesure elle est un miroir peu reluisant de la société américaine et comment la mode influe sur la culture populaire.
Remontons le fil jusqu’à trente en arrière. Lorsqu’il est nommé PDG d’Abercrombie & Fitch en 1992, Mike Jeffries dépoussière une marque centenaire. Alors marque de l’élite et des baroudeurs chics – elle fut portée aussi bien par le président Roosevelt que par Ernest Hemingway – elle devient la synthèse entre la dimension sexy de Calvin Klein et le look BCBG à la Tommy Hillfiger. Les vêtements sont chers mais pas inaccessibles.
Lumières tamisées et sono assourdissante
Le photographe Bruce Weber signe les campagnes de pub. Ses photos de jeunes hommes musclés et dénudés, en noir et blanc, rejoignent instantanément l’imaginaire collectif et la pop culture. Le côté homoérotique des clichés n’aliène pas le cœur de cible de l’enseigne : les lycéens cool et les frat boys des campus, majoritairement hétéros. La stratégie fait mouche auprès des ados qui tuent leur temps libre dans les malls, les centres commerciaux qui sont autant des lieux de rendez-vous que de flâneries pour savoir quoi porter si l’on veut faire partie des « populaires ». Aller dans un magasin Abercrombie & Fitch relève ainsi de l’expérience en soi : les boutiques sous éclairées baignent dans un parfum d’ambiance musqué censé inspirer la virilité pendant qu’une musique assourdissante jaillit des baffles. Les parents détestent, raison de plus pour adorer.
La faible luminosité des magasins était peut-être bien pratique pour ne pas voir ce qui sautait pourtant aux yeux. Les vendeuses et vendeurs étaient recrutés principalement sur des critères physiques. L’embauche était conditionnée à la beauté, à la minceur et à leur capacité à « inspirer la clientèle ». Le personnel était soumis à un dress code très strict : dreadlocks rédhibitoires, interdiction pour les hommes de porter une chaîne en or… Il fallait répondre au triptyque : « Natural, American, Classic ».
Plainte pour discrimination raciale
Les témoins du documentaire expliquent que les salariées et salariés n’étaient pas jugés sur leur volume de vente mais sur leurs apparences. Quelqu’un qui ne paraissait pas suffisamment « cool » pouvait disparaître du planning sans sommation. Un sort qu’ont vécu nombre de vendeuses et vendeurs non-blancs ayant fait face à des managers leur expliquant, avec plus ou moins de tact et d’empathie, que leurs effectifs devaient rester très majoritairement blancs.
En 2003, plusieurs employés lésés ont porté plainte pour discrimination raciale. L’affaire a fait grand bruit aux Etats-Unis. Abercrombie & Fitch a préféré éviter le procès et régler le dossier en versant 50 millions de dollars au collectif de plaignants et plaignantes. Elle s’est aussi engagée à revoir ses pratiques d’embauches et de management, ainsi qu’à nommer un chef de la diversité et de l’inclusion. Ce qui, relate le documentaire, n’a pas été suivi d’effets.
« Est-ce que nous excluons ? Absolument »
Il faut dire que Mike Jeffries ne s’est jamais caché d’axer le développement de la marque sur l’exclusion. « Nous engageons des gens beaux dans nos magasins parce que les gens beaux attirent les autres belles personnes, et nous nous adressons aux personnes cool, qui présentent bien. Nous ne voulons cibler personne d’autre, déclarait le PDG en 2006 auprès du site Salon. Nous visons les jeunes américains cool, qui ont du charisme et beaucoup d’amis. Beaucoup de gens ne correspondent pas [à nos vêtements] et ils ne peuvent pas prétendre y avoir accès. Est-ce que nous excluons ? Absolument. »
Ces propos sont, à l’époque de leur publication, passés inaperçus. En 2013, ils ont été exhumés par Benjamin O’Keefe, un activiste « gay, gros et pauvre », selon les termes qu’il emploie dans le documentaire. Sous le choc, il a lancé une pétition en ligne pour demander à Abercrombie & Fitch de s’excuser et de commercialiser, enfin, des grandes tailles. L’impact a dépassé tout ce qu’il aurait pu imaginer. La controverse a enflé dans les médias à un moment où la marque était en perte de vitesse. L’exclusion n’était plus cool. Les personnes marginalisées hier sont devenues adultes et ont pu exprimer leur rejet des « valeurs » de l’enseigne. En 2001, l’un des harceleurs de Peter Parker dans le Spider-Man de Sam Raimi n’était-il d’ailleurs pas vêtu de la tête aux pieds de vêtements Abercrombie & Fitch ? Mike Jeffries a démissionné de son poste de PDG en décembre 2014.
L’inclusion en tête de gondole
Depuis 2017, Abercrombie & Fitch est dirigé par une femme, Fran Horowitz, et a opéré un virage à 180°. La marque mise aujourd’hui sur « des valeurs d’appartenance » et ne considère plus la « diversité » et les grandes tailles comme des épouvantails. Elle communique en disant soutenir les causes liées aux personnes LGBT et/ou de couleur alors que, vingt ans plus tôt, elle n’hésitait pas à commercialiser des t-shirts aux messages volontairement offensants.
Comme le déclare Kelly Bloomberg, ex-directrice du design graphique, dans le documentaire, « à l’époque, on avait sans doute des détracteurs, mais ils n’avaient pas de plateforme pour s’exprimer. » A l’ère des réseaux sociaux, c’est au tour des marques d’être, à juste titre, rhabillées pour l’hiver. Une évolution de la société que parvient très bien à mettre en évidence Abercrombie & Fitch : Une marque sur le fil.
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