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Entre le Festival de Cannes et Hollywood, une "love story" sans "happy end" ? - franceinfo

Il gardera peut-être ses lunettes de soleil d'aviateur sur la Croisette, mais il troquera assurément sa combinaison de pilote pour un smoking de rigueur. Tom Cruise est attendu sur le tapis rouge du Festival de Cannes, mercredi 18 mai, pour le film d'ouverture, la suite de Top Gun, 36 ans après l'original. Une avant-première, hors compétition, quelques jours avant la sortie du film dans l'Hexagone. La seule façon, ou presque, pour le patron du festival, Thierry Frémaux, d'attirer les blockbusters hollywoodiens et ses vedettes américaines sur la Côte d'Azur au printemps.

Depuis vingt ans, c'est ainsi que les festivaliers ont vu défiler le troisième opus de Matrix, le quatrième volet oubliable d'Indiana Jones ou encore quelques Star Wars discutables (Solo en 2018, après L'Attaque des Clones ou La Revanche des Siths)... Cette union entre Cannes et Hollywood dure depuis plus de sept décennies. Mais le divorce guetterait-il ce mariage d'intérêts ?

Dès 1939, alors que se prépare la première édition – finalement annulée en raison de l'éclatement de la Seconde Guerre mondiale – le studio RKO Pictures mûrit une opération de communication XXL pour promouvoir le film Quasimodo, avec la reconstitution de la cathédrale Notre-Dame de Paris en carton pâte sur la plage, devant le palais des Festivals. Les concurrents de la MGM ne sont pas en reste : un paquebot est affrété pour l'avant-première du Magicien d'Oz, afin de faire débarquer Judy Garland et l'équipe du film.

Des stars et des films commerciaux : tel est l'ADN de Cannes, n'en déplaise à ceux qui pourfendent l'élitisme du festival ou défendent, à l'inverse, cette vitrine du cinéma d'auteur. "Les Américains étaient partie prenante de la création du festival en 1939", rappelle Vanessa Schwartz, professeure d'histoire du cinéma à l'université de Californie du Sud (USC), à Los Angeles. "C'était au moment de la naissance du système des studios tout-puissants. A ce moment-là, les Français dominaient encore le marché mondial du septième art, et ce jusqu'à la guerre. L'acteur le mieux payé d'Hollywood, c'était Maurice Chevalier."

Les acteurs américains Cary Grant et Kim Novak filmés lors d'une fête donnée par la délégation soviétique du Festival de Cannes, le 14 mai 1959. (BETTMANN / BETTMANN)

Des chefs-d'œuvre comme Le Docteur Jivago ou Plus dure sera la chute sont retenus en compétition. Ils repartent certes bredouilles, mais personne ne s'offusque, car les studios ont obtenu ce qu'ils voulaient : des photos léchées sur papier glacé. Tout est chorégraphié au millimètre. "L'entourage de Gene Kelly, la star incontestée de la comédie musicale, a ainsi menacé une année de ne pas rester au Grand Hôtel, relate l'universitaire. Il y avait trop de vent à la sortie de l'hôtel, qui donnait sur la plage, et sa perruque risquait de s'envoler." Imaginez le scandale si, d'aventure, un paparazzi – profession dont l'apparition coïncide avec la création du grand raout cannois – se trouvait en planque devant l'établissement ! A l'époque, le festival constitue le deuxième événement le plus médiatisé du monde, seulement devancé par les Jeux olympiques. 

"Les studios avaient les stars sous contrat et leur imposaient de se rendre quelques jours sur la Croisette."

Vanessa Schwartz, professeure d'histoire du cinéma

à franceinfo

La lune de miel dure jusque dans les années 1970-1980. "Avec les années 1980, la finance a pris le pas sur le cinéma. Les décideurs, autrefois artistes, ont été remplacés par les avocats et les banquiers", déplore Gilles Jacob, légendaire patron du festival jusqu'en 2014. Cannes, en mai, arrive trop tôt dans la saison, bien avant les Oscars, en février de l'année suivante. "La saison du film de prestige s'étend de septembre à février", résume Jason E. Squire, professeur à l'école de cinéma de l'USC et auteur de The Movie Business Book. "Et comme Cannes requiert une avant-première mondiale pour être présenté, les intérêts marketing des studios coïncident davantage avec une projection à Venise, à Toronto [tous deux en septembre] ou à Sundance [en janvier]". Trois festivals qui taillent des croupières à Cannes en termes de concentration de stars.

Ce ne sont pas deux exceptions au XXIe siècle – No Country for Old Men en 2007 et Parasite en 2019, palmés puis oscarisés neuf mois plus tard – qui vont faire changer les grands studios hollywoodiens, devenus plus frileux à l'idée de prendre des risques. Depuis trente ans, ce sont les studios qui imposent leur loi, à savoir le principe de précaution. "Il y a des films qu'on ne présente pas au festival", reconnaissait en 2001 dans L'Express Jim Gianopoulos, actuel patron de la Paramount et orchestrateur de la projection sur la Croisette de Moulin Rouge (en 2001), Rocketman (2019) ou du biopic d'Elvis cette année. Des films grand public à dimension auteurisante taillés pour Cannes.

Le chanteur Elton John et l'acteur Taron Egerton sur scène lors du gala de lancement du film "Rocketman", au Festival de Cannes, le 16 mai 2019. (GARETH CATTERMOLE / GETTY IMAGES EUROPE)

D'autres longs-métrages qui peuvent entrer dans cette catégorie ont cependant fui la Croisette comme la peste : The Truman Show et Gladiator à la fin des années 1990, ou plus récemment (en 2018) Les Frères Sisters, le western hollywoodien de Jacques Audiard, cinéaste qui a pourtant son rond de serviette au palais des Festivals. "J'ai eu connaissance de quatre ou cinq cas de ce genre ces dernières années", glisse Carlos Gomez, ancien patron des pages culture du JDD, auteur du livre Voir Cannes et survivre : Les Dessous du festival. 

"Le problème, c'est que Cannes a besoin d'Hollywood plus que l'inverse."

Gilles Jacob

dans son "Dictionnaire amoureux du Festival de Cannes"

"La décision finale relève du flair des producteurs", insiste Jason E. Squire, passé par la Fox. "Un producteur comme Harvey Weinstein [condamné depuis pour agression sexuelle] fondait une grande partie de sa stratégie sur un coup de boost avec un prix à Cannes." "Il faut avoir une confiance absolue dans son film pour le proposer en compétition", explique dans le New York Times Scott Rudin, ancien producteur de la Fox et de la Paramount. The Hollywood Reporter ironisait déjà en 1991 : "Pourquoi dépenser soixante millions de dollars, plus vingt autres millions pour la promotion si c'est pour soumettre le film à un jury comprenant un critique français, un compositeur grec, un romancier espagnol, un poète russe, un étudiant canadien et Whoopi Goldberg ?"  

Le public cannois fait encore plus peur que le jury. Souvenez-vous du doigt d'honneur brandi par Quentin Tarantino à une spectatrice au moment où il décroche la Palme pour Pulp Fiction en 1994. Ou ces souvenirs mitigés de Gus Van Sant après le couronnement de sa carrière en 2003, avec Elephant : "Quand j'ai gagné la Palme d'or, une personne dans la salle a fait un geste comme si elle allait vomir", racontait le réalisateur à Télérama en 2020. Plus d'un film s'est crashé sur l'écueil de la critique, alors qu'il espérait les vents porteurs venus du bord de la Méditerranée. 

Comme The Last Face, de Sean Penn, présenté à la critique un matin de mai 2016. Thierry Frémaux raconte dans son livre Sélection officielle avoir retrouvé l'équipe du film dévastée après la projection presse (et il y avait de quoi). On lui souffle : "Les journalistes voulaient se payer un film depuis trois jours. Ils se sont jetés sur celui-ci." Commentaire du patron du festival : "Je connais les lois cannoises. Sean sera traité comme un moins que rien. Je m'en sens coupable, parce que c'est un ami, parce que je l'ai emmené là. Il va falloir vivre avec ça."

L'acteur américain Sean Penn lors de la conférence de presse de présentation de son film "The Last Face", au Festival de Cannes, le 20 mai 2016. (CLEMENS BILAN / GETTY IMAGES EUROPE)

Cannes continue pourtant de faire rêver les patrons de studios. "Qu'est-ce qu'on voit dans leurs bureaux ?", raconte Christian Jungen, directeur artistique du Festival de Zurich, interviewé à son retour d'Hollywood. "Dans celui de Jim Gianopoulos [Paramount], une photo avec Thierry Frémaux. Dans celui de Jeffrey Katzenberg [Dreamworks], une autre où il pose en smoking sur le tapis rouge. Ils en sont fiers, ils affichent au mur leur amour de Cannes."

"C'est quand même difficile de trouver quelque chose de plus prestigieux que le tapis rouge !"

Christian Jungen, directeur artistique du Zurich Film Festival

à franceinfo

La caisse de résonance reste incomparable, même pour un film fraîchement accueilli. Christian Jungen, qui se targue d'avoir eu le dernier James Bond en deuxième projection mondiale, un quart d'heure après celle organisée à Londres, illustre : "Prenez le Da Vinci Code. Comme c'est un film qui se passe en France, au Louvre, il fallait faire quelque chose dans l'Hexagone. C'est très coûteux de faire une première mondiale avec un tel film. A Cannes, on a quand même une infrastructure et 4 200 journalistes présents à leurs frais. C'est déjà ça d'économisé pour Sony." Et tant pis pour la flopée de critiques assassines le lendemain, le jeu en valait quand même la chandelle.

Cannes et Hollywood ont peu à peu pris leurs distances. Les réalisateurs américains habitués de la Croisette demeurent d'obscurs inconnus pour le public outre-Atlantique. Le magazine The Hollywood Reporter le soulignait dès 2001 : "Jim Jarmusch, Gus Van Sant, Lars von Trier, Wim Wenders ou David Cronenberg sont bien plus renommés de l'autre côté de l'Atlantique qu'aux Etats-Unis. Les cinéphiles américains ne reconnaîtraient pas la plupart d'entre eux." Dans le même article, le patron de Warner Independent Pictures, qui avait visionné 90 films durant le marché qui se déroule parallèlement au festival, affirmait : "Il y a de la qualité, c'est sûr, mais aucun d'entre eux ne peut être considéré comme accessible pour le public américain." 

Du point de vue européen, Hollywood n'a plus forcément le niveau. "Les studios ne font presque plus que des films de super-héros", déplore Carlos Gomez. D'où le recours à des voies détournées pour attirer les stars sur la Croisette. "Les superstars tournent aussi dans des films indépendants, ou des productions internationales", relève Samuel Craig, directeur du programme "Divertissement, média et technologie" à l'université de New York. "La tendance s'accroît ces dernières années. On a pu voir Brad Pitt sur le tapis rouge pour Inglourious Basterds, de Tarantino, ou The Tree of Life, de Terrence Malick."

L'acteur américain Brad Pitt signe un autographe avant de monter les marches du Festival de Cannes pour le film "Tree of Life", le 16 mai 2011. (ERNESTO RUSCIO / FILMMAGIC)

Mais cet essor du film indépendant américain s'est fracassé sur la pandémie de Covid-19 et sur l'explosion des services de vidéo à la demande. "Aujourd'hui, pour boucler son financement, un film indépendant sur deux est acheté par une chaîne du câble ou un service de streaming comme Netflix", souligne Samuel Craig. Ce qui le met hors course pour Cannes, qui exige encore une sortie en salles. A moins que la nouvelle directrice du festival, Iris Knobloch, ancienne de la Warner et surtout non issue du sérail du cinéma français, ne s'affranchisse de cette règle.

Même quand la magie cannoise opère, il ne faut pas s'attendre à des miracles. Prenez Moulin Rouge, en 2001. "Une standing ovation après la projection, l'incroyable prestation de Nicole Kidman qui grimpe deux fois les marches pieds nus. Et la fête qui a suivi était fabuleuse. Un décor de Paris 1900 reconstitué, avec open bar..." Vous entendez les trémolos dans la voix de Carlos Gomez ? "A la fois un film à grand spectacle, mais la qualité était là." Qu'importe. "Le box-office est correct, sans plus", soupire Jason E. Squire. 

L'actrice australienne Nicole Kidman salue ses fans au bord du tapis rouge pour la première de "Moulin Rouge", au Festival de Cannes, le 2 mai 2001. (DAVE HOGAN / GETTY IMAGES EUROPE)

"Le problème majeur de ces festivals, c'est que plus personne ne promeut des films de cette façon désormais. Ça faisait rêver il y a vingt ans. Et déjà, ça n'était pas forcément très efficace", note l'universitaire. Finis les soirées glamour, le caviar à la louche sur le paquebot de George Lucas pour le nouveau Star Wars, la reconstitution d'un galion espagnol avec 800 fêtards à bord pour le Pirates de Roman Polanski ? "Comprenez-moi bien : il y aura toujours des films de langue anglaise qui auront besoin du festival. Les Ken Loach, les James Gray... Mais ce n'est plus le cas des superproductions, dont le budget marketing sera mieux dépensé dans des posts sur les réseaux sociaux pour aller chercher le public", conclut Jason E. Squire. 

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Il gardera peut-être ses lunettes de soleil d'aviateur sur la Croisette, mais il troquera assurément sa combinaison de pilote pour un smoking de rigueur. Tom Cruise est attendu sur le tapis rouge du Festival de Cannes, mercredi 18 mai, pour le film d'ouverture, la suite de Top Gun, 36 ans après l'original. Une avant-première, hors compétition, quelques jours avant la sortie du film dans l'Hexagone. La seule façon, ou presque, pour le patron du festival, Thierry Frémaux, d'attirer les blockbusters hollywoodiens et ses vedettes américaines sur la Côte d'Azur au printemps.

Depuis vingt ans, c'est ainsi que les festivaliers ont vu défiler le troisième opus de Matrix, le quatrième volet oubliable d'Indiana Jones ou encore quelques Star Wars discutables (Solo en 2018, après L'Attaque des Clones ou La Revanche des Siths)... Cette union entre Cannes et Hollywood dure depuis plus de sept décennies. Mais le divorce guetterait-il ce mariage d'intérêts ?

Dès 1939, alors que se prépare la première édition – finalement annulée en raison de l'éclatement de la Seconde Guerre mondiale – le studio RKO Pictures mûrit une opération de communication XXL pour promouvoir le film Quasimodo, avec la reconstitution de la cathédrale Notre-Dame de Paris en carton pâte sur la plage, devant le palais des Festivals. Les concurrents de la MGM ne sont pas en reste : un paquebot est affrété pour l'avant-première du Magicien d'Oz, afin de faire débarquer Judy Garland et l'équipe du film.

Des stars et des films commerciaux : tel est l'ADN de Cannes, n'en déplaise à ceux qui pourfendent l'élitisme du festival ou défendent, à l'inverse, cette vitrine du cinéma d'auteur. "Les Américains étaient partie prenante de la création du festival en 1939", rappelle Vanessa Schwartz, professeure d'histoire du cinéma à l'université de Californie du Sud (USC), à Los Angeles. "C'était au moment de la naissance du système des studios tout-puissants. A ce moment-là, les Français dominaient encore le marché mondial du septième art, et ce jusqu'à la guerre. L'acteur le mieux payé d'Hollywood, c'était Maurice Chevalier."

Les acteurs américains Cary Grant et Kim Novak filmés lors d'une fête donnée par la délégation soviétique du Festival de Cannes, le 14 mai 1959. (BETTMANN / BETTMANN)

Des chefs-d'œuvre comme Le Docteur Jivago ou Plus dure sera la chute sont retenus en compétition. Ils repartent certes bredouilles, mais personne ne s'offusque, car les studios ont obtenu ce qu'ils voulaient : des photos léchées sur papier glacé. Tout est chorégraphié au millimètre. "L'entourage de Gene Kelly, la star incontestée de la comédie musicale, a ainsi menacé une année de ne pas rester au Grand Hôtel, relate l'universitaire. Il y avait trop de vent à la sortie de l'hôtel, qui donnait sur la plage, et sa perruque risquait de s'envoler." Imaginez le scandale si, d'aventure, un paparazzi – profession dont l'apparition coïncide avec la création du grand raout cannois – se trouvait en planque devant l'établissement ! A l'époque, le festival constitue le deuxième événement le plus médiatisé du monde, seulement devancé par les Jeux olympiques. 

"Les studios avaient les stars sous contrat et leur imposaient de se rendre quelques jours sur la Croisette."

Vanessa Schwartz, professeure d'histoire du cinéma

à franceinfo

La lune de miel dure jusque dans les années 1970-1980. "Avec les années 1980, la finance a pris le pas sur le cinéma. Les décideurs, autrefois artistes, ont été remplacés par les avocats et les banquiers", déplore Gilles Jacob, légendaire patron du festival jusqu'en 2014. Cannes, en mai, arrive trop tôt dans la saison, bien avant les Oscars, en février de l'année suivante. "La saison du film de prestige s'étend de septembre à février", résume Jason E. Squire, professeur à l'école de cinéma de l'USC et auteur de The Movie Business Book. "Et comme Cannes requiert une avant-première mondiale pour être présenté, les intérêts marketing des studios coïncident davantage avec une projection à Venise, à Toronto [tous deux en septembre] ou à Sundance [en janvier]". Trois festivals qui taillent des croupières à Cannes en termes de concentration de stars.

Ce ne sont pas deux exceptions au XXIe siècle – No Country for Old Men en 2007 et Parasite en 2019, palmés puis oscarisés neuf mois plus tard – qui vont faire changer les grands studios hollywoodiens, devenus plus frileux à l'idée de prendre des risques. Depuis trente ans, ce sont les studios qui imposent leur loi, à savoir le principe de précaution. "Il y a des films qu'on ne présente pas au festival", reconnaissait en 2001 dans L'Express Jim Gianopoulos, actuel patron de la Paramount et orchestrateur de la projection sur la Croisette de Moulin Rouge (en 2001), Rocketman (2019) ou du biopic d'Elvis cette année. Des films grand public à dimension auteurisante taillés pour Cannes.

Le chanteur Elton John et l'acteur Taron Egerton sur scène lors du gala de lancement du film "Rocketman", au Festival de Cannes, le 16 mai 2019. (GARETH CATTERMOLE / GETTY IMAGES EUROPE)

D'autres longs-métrages qui peuvent entrer dans cette catégorie ont cependant fui la Croisette comme la peste : The Truman Show et Gladiator à la fin des années 1990, ou plus récemment (en 2018) Les Frères Sisters, le western hollywoodien de Jacques Audiard, cinéaste qui a pourtant son rond de serviette au palais des Festivals. "J'ai eu connaissance de quatre ou cinq cas de ce genre ces dernières années", glisse Carlos Gomez, ancien patron des pages culture du JDD, auteur du livre Voir Cannes et survivre : Les Dessous du festival. 

"Le problème, c'est que Cannes a besoin d'Hollywood plus que l'inverse."

Gilles Jacob

dans son "Dictionnaire amoureux du Festival de Cannes"

"La décision finale relève du flair des producteurs", insiste Jason E. Squire, passé par la Fox. "Un producteur comme Harvey Weinstein [condamné depuis pour agression sexuelle] fondait une grande partie de sa stratégie sur un coup de boost avec un prix à Cannes." "Il faut avoir une confiance absolue dans son film pour le proposer en compétition", explique dans le New York Times Scott Rudin, ancien producteur de la Fox et de la Paramount. The Hollywood Reporter ironisait déjà en 1991 : "Pourquoi dépenser soixante millions de dollars, plus vingt autres millions pour la promotion si c'est pour soumettre le film à un jury comprenant un critique français, un compositeur grec, un romancier espagnol, un poète russe, un étudiant canadien et Whoopi Goldberg ?"  

Le public cannois fait encore plus peur que le jury. Souvenez-vous du doigt d'honneur brandi par Quentin Tarantino à une spectatrice au moment où il décroche la Palme pour Pulp Fiction en 1994. Ou ces souvenirs mitigés de Gus Van Sant après le couronnement de sa carrière en 2003, avec Elephant : "Quand j'ai gagné la Palme d'or, une personne dans la salle a fait un geste comme si elle allait vomir", racontait le réalisateur à Télérama en 2020. Plus d'un film s'est crashé sur l'écueil de la critique, alors qu'il espérait les vents porteurs venus du bord de la Méditerranée. 

Comme The Last Face, de Sean Penn, présenté à la critique un matin de mai 2016. Thierry Frémaux raconte dans son livre Sélection officielle avoir retrouvé l'équipe du film dévastée après la projection presse (et il y avait de quoi). On lui souffle : "Les journalistes voulaient se payer un film depuis trois jours. Ils se sont jetés sur celui-ci." Commentaire du patron du festival : "Je connais les lois cannoises. Sean sera traité comme un moins que rien. Je m'en sens coupable, parce que c'est un ami, parce que je l'ai emmené là. Il va falloir vivre avec ça."

L'acteur américain Sean Penn lors de la conférence de presse de présentation de son film "The Last Face", au Festival de Cannes, le 20 mai 2016. (CLEMENS BILAN / GETTY IMAGES EUROPE)

Cannes continue pourtant de faire rêver les patrons de studios. "Qu'est-ce qu'on voit dans leurs bureaux ?", raconte Christian Jungen, directeur artistique du Festival de Zurich, interviewé à son retour d'Hollywood. "Dans celui de Jim Gianopoulos [Paramount], une photo avec Thierry Frémaux. Dans celui de Jeffrey Katzenberg [Dreamworks], une autre où il pose en smoking sur le tapis rouge. Ils en sont fiers, ils affichent au mur leur amour de Cannes."

"C'est quand même difficile de trouver quelque chose de plus prestigieux que le tapis rouge !"

Christian Jungen, directeur artistique du Zurich Film Festival

à franceinfo

La caisse de résonance reste incomparable, même pour un film fraîchement accueilli. Christian Jungen, qui se targue d'avoir eu le dernier James Bond en deuxième projection mondiale, un quart d'heure après celle organisée à Londres, illustre : "Prenez le Da Vinci Code. Comme c'est un film qui se passe en France, au Louvre, il fallait faire quelque chose dans l'Hexagone. C'est très coûteux de faire une première mondiale avec un tel film. A Cannes, on a quand même une infrastructure et 4 200 journalistes présents à leurs frais. C'est déjà ça d'économisé pour Sony." Et tant pis pour la flopée de critiques assassines le lendemain, le jeu en valait quand même la chandelle.

Cannes et Hollywood ont peu à peu pris leurs distances. Les réalisateurs américains habitués de la Croisette demeurent d'obscurs inconnus pour le public outre-Atlantique. Le magazine The Hollywood Reporter le soulignait dès 2001 : "Jim Jarmusch, Gus Van Sant, Lars von Trier, Wim Wenders ou David Cronenberg sont bien plus renommés de l'autre côté de l'Atlantique qu'aux Etats-Unis. Les cinéphiles américains ne reconnaîtraient pas la plupart d'entre eux." Dans le même article, le patron de Warner Independent Pictures, qui avait visionné 90 films durant le marché qui se déroule parallèlement au festival, affirmait : "Il y a de la qualité, c'est sûr, mais aucun d'entre eux ne peut être considéré comme accessible pour le public américain." 

Du point de vue européen, Hollywood n'a plus forcément le niveau. "Les studios ne font presque plus que des films de super-héros", déplore Carlos Gomez. D'où le recours à des voies détournées pour attirer les stars sur la Croisette. "Les superstars tournent aussi dans des films indépendants, ou des productions internationales", relève Samuel Craig, directeur du programme "Divertissement, média et technologie" à l'université de New York. "La tendance s'accroît ces dernières années. On a pu voir Brad Pitt sur le tapis rouge pour Inglourious Basterds, de Tarantino, ou The Tree of Life, de Terrence Malick."

L'acteur américain Brad Pitt signe un autographe avant de monter les marches du Festival de Cannes pour le film "Tree of Life", le 16 mai 2011. (ERNESTO RUSCIO / FILMMAGIC)

Mais cet essor du film indépendant américain s'est fracassé sur la pandémie de Covid-19 et sur l'explosion des services de vidéo à la demande. "Aujourd'hui, pour boucler son financement, un film indépendant sur deux est acheté par une chaîne du câble ou un service de streaming comme Netflix", souligne Samuel Craig. Ce qui le met hors course pour Cannes, qui exige encore une sortie en salles. A moins que la nouvelle directrice du festival, Iris Knobloch, ancienne de la Warner et surtout non issue du sérail du cinéma français, ne s'affranchisse de cette règle.

Même quand la magie cannoise opère, il ne faut pas s'attendre à des miracles. Prenez Moulin Rouge, en 2001. "Une standing ovation après la projection, l'incroyable prestation de Nicole Kidman qui grimpe deux fois les marches pieds nus. Et la fête qui a suivi était fabuleuse. Un décor de Paris 1900 reconstitué, avec open bar..." Vous entendez les trémolos dans la voix de Carlos Gomez ? "A la fois un film à grand spectacle, mais la qualité était là." Qu'importe. "Le box-office est correct, sans plus", soupire Jason E. Squire. 

L'actrice australienne Nicole Kidman salue ses fans au bord du tapis rouge pour la première de "Moulin Rouge", au Festival de Cannes, le 2 mai 2001. (DAVE HOGAN / GETTY IMAGES EUROPE)

"Le problème majeur de ces festivals, c'est que plus personne ne promeut des films de cette façon désormais. Ça faisait rêver il y a vingt ans. Et déjà, ça n'était pas forcément très efficace", note l'universitaire. Finis les soirées glamour, le caviar à la louche sur le paquebot de George Lucas pour le nouveau Star Wars, la reconstitution d'un galion espagnol avec 800 fêtards à bord pour le Pirates de Roman Polanski ? "Comprenez-moi bien : il y aura toujours des films de langue anglaise qui auront besoin du festival. Les Ken Loach, les James Gray... Mais ce n'est plus le cas des superproductions, dont le budget marketing sera mieux dépensé dans des posts sur les réseaux sociaux pour aller chercher le public", conclut Jason E. Squire. 

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