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Kirill Serebrennikov, réalisateur de « La Femme de Tchaïkovski » : « On préfère les monuments aux êtres humains dans mon pays » - Le Monde

Le cinéaste russe Kirill Serebrennikov, le 19 mai 2022, lors du 75ᵉ Festival de Cannes.

Incroyable destin que celui de Kirill Serebrennikov. Un cocktail explosif à lui tout seul. Père juif russe. Mère polono-ukrainienne. Né à Rostov-sur-le-Don (Russie), voici cinquante-trois ans. Ajoutez, avec le temps, physicien viré saltimbanque, artiste polymorphe (théâtre, cinéma, opéra), agitateur invétéré, homosexuel et démocrate revendiqué. Liberté, diversité, refus de l’assignation identitaire et du patriotisme borné. Tout ce que le pouvoir russe abhorre. Cela devait mal tourner. Il s’est retrouvé accusé de malversations, assigné à résidence en 2017, condamné à trois ans de prison avec sursis en 2020. Il s’échappe de la geôle russe en mars 2022. La sortie de La Femme de Tchaïkovski, portrait saisissant d’une aliénation, équivaut pour le réalisateur à une libération.

Vous avez songé dès 2013 au projet Tchaïkovski. Pourquoi ne s’est-il pas fait à l’époque et comment a-t-il évolué depuis ?

Parce que le projet endommageait le monument du musicien tel que le désire aujourd’hui le gouvernement russe. On préfère les monuments aux êtres humains dans mon pays. En vérité, le personnage – et le statut – de Tchaïkovski en Russie est tellement complexe, il a tellement évolué avec le temps, qu’il peut nourrir non pas un mais dix films. Le mien n’offre qu’un angle de vision, celui de ses rapports tourmentés avec sa femme en raison de son homosexualité. Mais il faut comprendre qu’à l’époque sa musique, alors même qu’il était le premier musicien russe à devenir célèbre à l’Ouest, n’était pas considérée comme russe en Russie.

La souffrance et l’amour aveugle de cette femme invitent à considérer le film comme une puissante métaphore de l’aliénation du peuple russe à un pouvoir qui n’a jamais cessé de le saigner…

Le film est un miroir, toutes les interprétations sont évidemment les bienvenues, et la vôtre, dans le contexte actuel, mérite réflexion. Mais, honnêtement, je n’ai jamais pensé, en écrivant le film, à la femme de Tchaïkovski comme à une incarnation du peuple russe. Je l’ai plutôt vue, alors qu’elle était jusqu’à présent considérée comme une petite-bourgeoise idiote, comme une sorte de personnage tragique. La faute en incombe au musicien, qui aura estimé utile pour l’avancement de sa carrière de se marier, et l’affaire a tout simplement tourné au cauchemar.

Vous assistez aujourd’hui, enfin libre, à la sortie d’un film écrit et tourné sous l’oppression. N’est-ce pas un étrange sentiment ?

C’est tout du long que l’étrangeté nous a accompagnés. Nous avons tourné le film pendant la pandémie, la peur au ventre. Quand nous l’avons terminé, des lois renforçant la censure avaient été promulguées en Russie qui rendaient son exploitation impossible. Une grande partie des images filmées s’est ensuite retrouvée sur Internet, du fait sans doute des services secrets, pour me discréditer. Puis la guerre s’est déclarée, et j’ai été accusé, lors de la présentation du film en Occident, de faire de la propagande russe !

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Le cinéaste russe Kirill Serebrennikov, le 19 mai 2022, lors du 75ᵉ Festival de Cannes.

Incroyable destin que celui de Kirill Serebrennikov. Un cocktail explosif à lui tout seul. Père juif russe. Mère polono-ukrainienne. Né à Rostov-sur-le-Don (Russie), voici cinquante-trois ans. Ajoutez, avec le temps, physicien viré saltimbanque, artiste polymorphe (théâtre, cinéma, opéra), agitateur invétéré, homosexuel et démocrate revendiqué. Liberté, diversité, refus de l’assignation identitaire et du patriotisme borné. Tout ce que le pouvoir russe abhorre. Cela devait mal tourner. Il s’est retrouvé accusé de malversations, assigné à résidence en 2017, condamné à trois ans de prison avec sursis en 2020. Il s’échappe de la geôle russe en mars 2022. La sortie de La Femme de Tchaïkovski, portrait saisissant d’une aliénation, équivaut pour le réalisateur à une libération.

Vous avez songé dès 2013 au projet Tchaïkovski. Pourquoi ne s’est-il pas fait à l’époque et comment a-t-il évolué depuis ?

Parce que le projet endommageait le monument du musicien tel que le désire aujourd’hui le gouvernement russe. On préfère les monuments aux êtres humains dans mon pays. En vérité, le personnage – et le statut – de Tchaïkovski en Russie est tellement complexe, il a tellement évolué avec le temps, qu’il peut nourrir non pas un mais dix films. Le mien n’offre qu’un angle de vision, celui de ses rapports tourmentés avec sa femme en raison de son homosexualité. Mais il faut comprendre qu’à l’époque sa musique, alors même qu’il était le premier musicien russe à devenir célèbre à l’Ouest, n’était pas considérée comme russe en Russie.

La souffrance et l’amour aveugle de cette femme invitent à considérer le film comme une puissante métaphore de l’aliénation du peuple russe à un pouvoir qui n’a jamais cessé de le saigner…

Le film est un miroir, toutes les interprétations sont évidemment les bienvenues, et la vôtre, dans le contexte actuel, mérite réflexion. Mais, honnêtement, je n’ai jamais pensé, en écrivant le film, à la femme de Tchaïkovski comme à une incarnation du peuple russe. Je l’ai plutôt vue, alors qu’elle était jusqu’à présent considérée comme une petite-bourgeoise idiote, comme une sorte de personnage tragique. La faute en incombe au musicien, qui aura estimé utile pour l’avancement de sa carrière de se marier, et l’affaire a tout simplement tourné au cauchemar.

Vous assistez aujourd’hui, enfin libre, à la sortie d’un film écrit et tourné sous l’oppression. N’est-ce pas un étrange sentiment ?

C’est tout du long que l’étrangeté nous a accompagnés. Nous avons tourné le film pendant la pandémie, la peur au ventre. Quand nous l’avons terminé, des lois renforçant la censure avaient été promulguées en Russie qui rendaient son exploitation impossible. Une grande partie des images filmées s’est ensuite retrouvée sur Internet, du fait sans doute des services secrets, pour me discréditer. Puis la guerre s’est déclarée, et j’ai été accusé, lors de la présentation du film en Occident, de faire de la propagande russe !

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