Selon la légende, Apple a été créée par "trois gus dans un garage". Le Festival d'Angoulême, c'est à peu près pareil. Un joyeux foutoir amateur, devenu aujourd'hui la manifestation bédéphile la plus prestigieuse au monde.
En 1974, Angoulême est une bourgade qui se cherche un destin. La cité charentaise est l'une des premières à embrasser le dispositif "ville moyenne pilote" mis en place par le gouvernement pour réveiller les "belles endormies de province". Le quotidien Charente libre vient de la sacrer successivement "capitale du ping-pong" puis "capitale du moteur électrique", deux couronnements un peu hâtifs qui n'ont pas marqué les esprits. Alors quand deux membres du conseil municipal s'associent à un éditeur parisien pour monter un salon de la bande dessinée, ça ne déchaîne pas les foules. Pas encore.
"J'ai le souvenir d'une banderole devant le théâtre municipal, une autre devant le musée... et c'est tout". Si aujourd'hui, comme pour la 51e édition qui se déroule du jeudi 25 au dimanche 28 janvier, la ville se métamorphose chaque année pendant les quatre jours du festival, entre les Schtroumpfs en vitrine et les menus "spécial BD" dans les restaurants, à l'époque, c'est spartiate, se rappelle Patrick Mardikian, fils de Raymond, l'un des fondateurs de l'événement. A peine quelques affiches, collées sporadiquement dans la ville, aussitôt gelées, car le mercure a chuté à - 10°C en cette fin janvier 1974. La municipalité a bien organisé une quinzaine de la lecture, deux ans plus tôt, avec deux mercredis consacrés à la BD, mais c'est à peu près tout côté neuvième art. Hexagone, morne plaine, si l'on excepte un salon un peu costaud qui s'est lancé à Toulouse en 1973. "Le gros des manifestations BD, c'étaient des conventions entre passionnés, où l'on vendait des albums", résume Philippe Tomblaine, auteur d'un ouvrage sur l'histoire du festival, Le 50e, une odyssée du Festival international de la bande dessinée (éditions PLG).
Le modèle qu'on connaît, avec des brochettes d'auteurs qui dédicacent des albums et des expositions prestigieuses, n'existe alors qu'en Italie, à Lucca (Lucques en français). C'est après un voyage d'étude, en novembre 1973, que le trio composé des conseillers municipaux Francis Groux et Raymond Mardikian et de l'éditeur Claude Moliterni décide de mettre sur pied une réplique française. "Je revois les réunions qui se tenaient à la maison, décrit Sylvie Groux, fille de, devenue présidente de l'Association du FIBD. On aurait dit une start-up d'aujourd'hui. Rien n'était impossible. 'Et pourquoi on n'inviterait pas Franquin [père de Gaston Lagaffe, l'un des monstres sacrés de la BD déjà à l'époque] ?' 'Allez, on tente !'" Philippe Capart, coauteur de Angoulême BD : une contre-histoire (éditions 5C), nuance : "Claude Moliterni s'occupait déjà de la Convention de Paris et avait déjà ouvert son volumineux carnet d'adresses pour le salon de Toulouse. Angoulême est moins précurseur qu'on ne le prétend. Surtout quand on le compare à Lucca, c'est quasiment un copié-collé."
En trois mois à peine, le Salon international de la bande dessinée est porté sur les fonts baptismaux. Oui, "salon" et pas encore "festival", terme qui ne s'imposera qu'en 1996. "On a choisi 'salon' parce que ça ne veut rien dire", ironise Francis Groux au micro de l'ORTF. C'est une aile désaffectée du musée des beaux-arts de la ville qui est réquisitionnée le temps d'un week-end, du 25 au 27 janvier 1974. "Je trouvais le musée de l'époque un peu triste, avec son vieux parquet qui craque et ses tableaux poussiéreux. Et là, d'un coup, une ambiance complètement folle", raconte Patrick Mardikian, qui avait 9 ans à l'époque.
On installe des tables dans les couloirs, les publications amateurs au rez-de-chaussée, et à l'étage, Florence Cestac. Elle n'est pas encore la célèbre dessinatrice, qui deviendra l'une des rares couronnées du Grand Prix, la plus prestigieuse récompense de la BD. "A l'époque, on tenait la librairie Futuropolis, dans le 15e à Paris, spécialisée dans les albums anciens. On nous avait réservé un étage, sous l'étiquette 'antiquaires de la BD'. Le truc, c'est que c'était tellement mal indiqué que les gens ne montaient pas." Clairement, sur la partie business, le Festival fera de nets progrès par la suite. "On avait vidé la librairie, rempli la camionnette, poursuit l'autrice. Et on est repartis le dimanche soir avec la camionnette toujours aussi pleine."
Au rez-de-chaussée, c'est autrement plus animé. Les fanzines, ces petites revues de jeunes loups rêvant de taper dans l'œil des éditeurs, se sont frayés une place entre les toiles. "J'ai souvenir d'une ambiance très militante, sur l'importance de la bande dessinée, l'affirmation de quelque chose", décrit Jean-Pierre Mercier, "fanzineux" à l'époque. C'est à ce moment précis que le salon aurait pu tourner court, définitivement, raconte Yves Frémion, envoyé en terre charentaise par Charlie Hebdo (et qui deviendra député européen écologiste, mais ceci est une autre histoire). "Un gamin était tombé sur un dessin avec une bite, pas exposée en énorme, mais genre à la 5e case de la page 6 d'un des fanzines mis en vente. L'objet du délit devait faire un demi-centimètre à tout casser, mais son père, un coincé de première, avait appelé le préfet, qui avait aussi sec interdit la revue". La maréchaussée débarque, les autres exposants ferment boutique en signe de solidarité, ne laissant sur leurs stands qu'un panneau "Censure". "Imaginez aujourd'hui, ça aurait fait une tempête sur les réseaux sociaux et une manif avec 2 000 personnes en soutien au père, sans qu'aucune n'ait vu le dessin", en sourit Yves Frémion. L'affaire finit par se tasser... mais une autre catastrophe pointe quelques heures après, lors de la remise des prix.
"J'avais eu toutes les peines du monde à convaincre André Franquin de venir. Je lui avais assuré qu'il aurait le prix", raconte Numa Sadoul, confident du créateur de Gaston Lagaffe pour le livre d'entretiens culte Et Franquin créa la gaffe (éd. Glénat, 2022). Un peu lassé par les "foires", l'auteur ne se déplace que très rarement sur les salons. A Angoulême, il est en bonne compagnie avec Burne Hogarth, rien moins que le dessinateur de Tarzan, qui se qualifie de "Michel-Ange de la BD", Harvey Kurtzman, le légendaire créateur du magazine Mad, Hugo Pratt, auteur de Corto Maltese, ou encore Gotlib (Les Dingodossiers, Rubrique-à-brac, Cinémastock...). Ce plateau royal fait hésiter le jury, qui s'apprête à tourner casaque. "Je sens l'incident diplomatique poindre", raconte Numa Sadoul. Il file alors "secouer les hautes sphères" pour leur rappeler leur promesse. "Je leur ai dit que ce serait dommage de commencer l'histoire du salon par un impair.' André Franquin est réintégré in extremis dans le palmarès grâce à la création d'un Grand Prix... qui n'était pas prévu au programme. "C'est là qu'on s'est aperçus qu'on avait commandé huit statuettes représentant Alfred, le pingouin de la BD Zig et Puce, d'Alain Saint-Ogan, pour huit prix, et qu'on en avait décerné neuf", sourit Francis Groux. Franquin recevra son trophée par la poste deux semaines après, le temps d'en faire fabriquer un autre.
Ce premier salon d'Angoulême s'inscrit dans le mouvement de starisation de la BD. "Depuis peu de temps avant, Pilote affichait une caricature de tous les auteurs du journal en haut des pages de BD, illustre Yves Frémion. Et alors qu'ils étaient inconnus jusque-là, les gens se sont mis à les reconnaître. Moi, avec mon look chevelu et barbu, des badauds me confondaient avec Mandryka [auteur du Concombre masqué]. Il y a même un couple qui m'a poursuivi dans la rue pour avoir une dédicace, en me traitant de salaud !" Quand les fans de BD arrivent en ville, les Angoumoisins ne changent pas de trottoir, mais les commerçants se font désirer. "Les restaurateurs ont râlé quand je leur ai demandé d'ouvrir le dimanche, se souvient Francis Groux. Ils n'avaient pas envie d'embaucher du personnel supplémentaire".
En trois jours, 9 200 personnes se pressent dans le poussiéreux musée municipal. "De l'aveu même du conservateur de l'époque, c'était plus que l'affluence annuelle", en sourit Philippe Tomblaine. "Sa grande crainte, c'était que le plancher s'écroule, ajoute Dominique Bréchoteau, alors enseignant, qui entrera dans l'équipe organisatrice l'année suivante. Il empêchait les gens d'entrer quand l'affluence était trop importante".
Ce succès finit par arriver aux oreilles du maire de la ville, Roland Chiron. A Paris ce week-end-là, il entend parler du salon à la radio. Ni une, ni deux, il repart ventre à terre dans son fief. Une réception pour les auteurs est organisée à la hâte dans les salons d'honneur de l'hôtel de ville. Et paf la boulette, se souvient Francis Groux qui en pouffe encore, cinquante ans plus tard : "Il commence son discours en souhaitant la bienvenue... 'aux auteurs de dessins animés' !"
"La BD", comme les Angoumoisins surnomment ce grand barnum, a fait recette. "Je pensais qu'on n'aurait que des gosses", reconnaît Francis Groux. Au contraire. "Lors de l'enregistrement de l'émission 'Du tac au Tac' [dans laquelle des dessinateurs réalisaient collectivement un grande fresque], j'étais surprise qu'on soit une dizaine d'enfants, pas plus", abonde Sylvie Groux, 9 ans à l'époque. Mais ce n'est pas forcément la programmation adulte, voire scientifique, du salon qui a déplacé les foules. "Il y avait une exposition sur le noir et blanc, formidablement ambitieuse, élitiste presque, pour un salon qui débute, raconte Dominique Bréchoteau. Ça faisait écho à l'affiche dessinée par Pratt... mais il y a plus d'un visiteur qui était décontenancé et qui n'accrochait pas. On ne peut pas dire que ça se bousculait. Mais quelle splendeur !"
Le sémiologue Pierre Fresnault-Deruelle se retrouve désarçonné, avec ses diapositives, face à 40 personnes dans une salle qui peut en accueillir le double pour sa conférence, l'une des six programmées ce week-end-là. "Je ne savais pas trop à qui je m'adressais, se souvient-il. Je me sentais un décalage. Il y avait comme une injonction à faire rire, comme si, fondamentalement, la BD, c'était rigolo". Sauf que ce n'est pas trop le genre de la maison Fresnault-Deruelle, l'auteur du premier texte universitaire sur la BD dans la revue de Roland Barthes. "Je n'y suis jamais retourné", conclut-il, actant la séparation de fait entre le tournant commercial du salon et les colloques universitaires.
Jean-Pierre Mercier, lui, s'est dit qu'il reviendrait bien en 1975 au moment de remonter dans la guimbarde d'Yves Frémion pour effectuer le périple vers Paris. Il se souvient : "Il n'y avait pas l'autoroute à l'époque, c'était un peu l'expédition". "L'essor du festival est allé de pair avec le marché français, qui est vite devenu le plus important en Europe", analyse-t-il rétrospectivement. Indicateur du succès du salon, l'année suivante, le comité d'organisation réserve 200 chambres d'hôtels pour les auteurs et les journalistes – certains avaient dormi dans un dortoir la première année. "En 1974, le salon payait le train, l'hôtel, et sur mon lit, j'avais découvert une bouteille de cognac, décrit Yves Frémion, alors à Charlie Hebdo. En 1975, une mignonnette. En 1976, il n'y avait plus rien du tout. Ils n'avaient plus besoin de ça pour nous faire venir".
Selon la légende, Apple a été créée par "trois gus dans un garage". Le Festival d'Angoulême, c'est à peu près pareil. Un joyeux foutoir amateur, devenu aujourd'hui la manifestation bédéphile la plus prestigieuse au monde.
En 1974, Angoulême est une bourgade qui se cherche un destin. La cité charentaise est l'une des premières à embrasser le dispositif "ville moyenne pilote" mis en place par le gouvernement pour réveiller les "belles endormies de province". Le quotidien Charente libre vient de la sacrer successivement "capitale du ping-pong" puis "capitale du moteur électrique", deux couronnements un peu hâtifs qui n'ont pas marqué les esprits. Alors quand deux membres du conseil municipal s'associent à un éditeur parisien pour monter un salon de la bande dessinée, ça ne déchaîne pas les foules. Pas encore.
"J'ai le souvenir d'une banderole devant le théâtre municipal, une autre devant le musée... et c'est tout". Si aujourd'hui, comme pour la 51e édition qui se déroule du jeudi 25 au dimanche 28 janvier, la ville se métamorphose chaque année pendant les quatre jours du festival, entre les Schtroumpfs en vitrine et les menus "spécial BD" dans les restaurants, à l'époque, c'est spartiate, se rappelle Patrick Mardikian, fils de Raymond, l'un des fondateurs de l'événement. A peine quelques affiches, collées sporadiquement dans la ville, aussitôt gelées, car le mercure a chuté à - 10°C en cette fin janvier 1974. La municipalité a bien organisé une quinzaine de la lecture, deux ans plus tôt, avec deux mercredis consacrés à la BD, mais c'est à peu près tout côté neuvième art. Hexagone, morne plaine, si l'on excepte un salon un peu costaud qui s'est lancé à Toulouse en 1973. "Le gros des manifestations BD, c'étaient des conventions entre passionnés, où l'on vendait des albums", résume Philippe Tomblaine, auteur d'un ouvrage sur l'histoire du festival, Le 50e, une odyssée du Festival international de la bande dessinée (éditions PLG).
Le modèle qu'on connaît, avec des brochettes d'auteurs qui dédicacent des albums et des expositions prestigieuses, n'existe alors qu'en Italie, à Lucca (Lucques en français). C'est après un voyage d'étude, en novembre 1973, que le trio composé des conseillers municipaux Francis Groux et Raymond Mardikian et de l'éditeur Claude Moliterni décide de mettre sur pied une réplique française. "Je revois les réunions qui se tenaient à la maison, décrit Sylvie Groux, fille de, devenue présidente de l'Association du FIBD. On aurait dit une start-up d'aujourd'hui. Rien n'était impossible. 'Et pourquoi on n'inviterait pas Franquin [père de Gaston Lagaffe, l'un des monstres sacrés de la BD déjà à l'époque] ?' 'Allez, on tente !'" Philippe Capart, coauteur de Angoulême BD : une contre-histoire (éditions 5C), nuance : "Claude Moliterni s'occupait déjà de la Convention de Paris et avait déjà ouvert son volumineux carnet d'adresses pour le salon de Toulouse. Angoulême est moins précurseur qu'on ne le prétend. Surtout quand on le compare à Lucca, c'est quasiment un copié-collé."
En trois mois à peine, le Salon international de la bande dessinée est porté sur les fonts baptismaux. Oui, "salon" et pas encore "festival", terme qui ne s'imposera qu'en 1996. "On a choisi 'salon' parce que ça ne veut rien dire", ironise Francis Groux au micro de l'ORTF. C'est une aile désaffectée du musée des beaux-arts de la ville qui est réquisitionnée le temps d'un week-end, du 25 au 27 janvier 1974. "Je trouvais le musée de l'époque un peu triste, avec son vieux parquet qui craque et ses tableaux poussiéreux. Et là, d'un coup, une ambiance complètement folle", raconte Patrick Mardikian, qui avait 9 ans à l'époque.
On installe des tables dans les couloirs, les publications amateurs au rez-de-chaussée, et à l'étage, Florence Cestac. Elle n'est pas encore la célèbre dessinatrice, qui deviendra l'une des rares couronnées du Grand Prix, la plus prestigieuse récompense de la BD. "A l'époque, on tenait la librairie Futuropolis, dans le 15e à Paris, spécialisée dans les albums anciens. On nous avait réservé un étage, sous l'étiquette 'antiquaires de la BD'. Le truc, c'est que c'était tellement mal indiqué que les gens ne montaient pas." Clairement, sur la partie business, le Festival fera de nets progrès par la suite. "On avait vidé la librairie, rempli la camionnette, poursuit l'autrice. Et on est repartis le dimanche soir avec la camionnette toujours aussi pleine."
Au rez-de-chaussée, c'est autrement plus animé. Les fanzines, ces petites revues de jeunes loups rêvant de taper dans l'œil des éditeurs, se sont frayés une place entre les toiles. "J'ai souvenir d'une ambiance très militante, sur l'importance de la bande dessinée, l'affirmation de quelque chose", décrit Jean-Pierre Mercier, "fanzineux" à l'époque. C'est à ce moment précis que le salon aurait pu tourner court, définitivement, raconte Yves Frémion, envoyé en terre charentaise par Charlie Hebdo (et qui deviendra député européen écologiste, mais ceci est une autre histoire). "Un gamin était tombé sur un dessin avec une bite, pas exposée en énorme, mais genre à la 5e case de la page 6 d'un des fanzines mis en vente. L'objet du délit devait faire un demi-centimètre à tout casser, mais son père, un coincé de première, avait appelé le préfet, qui avait aussi sec interdit la revue". La maréchaussée débarque, les autres exposants ferment boutique en signe de solidarité, ne laissant sur leurs stands qu'un panneau "Censure". "Imaginez aujourd'hui, ça aurait fait une tempête sur les réseaux sociaux et une manif avec 2 000 personnes en soutien au père, sans qu'aucune n'ait vu le dessin", en sourit Yves Frémion. L'affaire finit par se tasser... mais une autre catastrophe pointe quelques heures après, lors de la remise des prix.
"J'avais eu toutes les peines du monde à convaincre André Franquin de venir. Je lui avais assuré qu'il aurait le prix", raconte Numa Sadoul, confident du créateur de Gaston Lagaffe pour le livre d'entretiens culte Et Franquin créa la gaffe (éd. Glénat, 2022). Un peu lassé par les "foires", l'auteur ne se déplace que très rarement sur les salons. A Angoulême, il est en bonne compagnie avec Burne Hogarth, rien moins que le dessinateur de Tarzan, qui se qualifie de "Michel-Ange de la BD", Harvey Kurtzman, le légendaire créateur du magazine Mad, Hugo Pratt, auteur de Corto Maltese, ou encore Gotlib (Les Dingodossiers, Rubrique-à-brac, Cinémastock...). Ce plateau royal fait hésiter le jury, qui s'apprête à tourner casaque. "Je sens l'incident diplomatique poindre", raconte Numa Sadoul. Il file alors "secouer les hautes sphères" pour leur rappeler leur promesse. "Je leur ai dit que ce serait dommage de commencer l'histoire du salon par un impair.' André Franquin est réintégré in extremis dans le palmarès grâce à la création d'un Grand Prix... qui n'était pas prévu au programme. "C'est là qu'on s'est aperçus qu'on avait commandé huit statuettes représentant Alfred, le pingouin de la BD Zig et Puce, d'Alain Saint-Ogan, pour huit prix, et qu'on en avait décerné neuf", sourit Francis Groux. Franquin recevra son trophée par la poste deux semaines après, le temps d'en faire fabriquer un autre.
Ce premier salon d'Angoulême s'inscrit dans le mouvement de starisation de la BD. "Depuis peu de temps avant, Pilote affichait une caricature de tous les auteurs du journal en haut des pages de BD, illustre Yves Frémion. Et alors qu'ils étaient inconnus jusque-là, les gens se sont mis à les reconnaître. Moi, avec mon look chevelu et barbu, des badauds me confondaient avec Mandryka [auteur du Concombre masqué]. Il y a même un couple qui m'a poursuivi dans la rue pour avoir une dédicace, en me traitant de salaud !" Quand les fans de BD arrivent en ville, les Angoumoisins ne changent pas de trottoir, mais les commerçants se font désirer. "Les restaurateurs ont râlé quand je leur ai demandé d'ouvrir le dimanche, se souvient Francis Groux. Ils n'avaient pas envie d'embaucher du personnel supplémentaire".
En trois jours, 9 200 personnes se pressent dans le poussiéreux musée municipal. "De l'aveu même du conservateur de l'époque, c'était plus que l'affluence annuelle", en sourit Philippe Tomblaine. "Sa grande crainte, c'était que le plancher s'écroule, ajoute Dominique Bréchoteau, alors enseignant, qui entrera dans l'équipe organisatrice l'année suivante. Il empêchait les gens d'entrer quand l'affluence était trop importante".
Ce succès finit par arriver aux oreilles du maire de la ville, Roland Chiron. A Paris ce week-end-là, il entend parler du salon à la radio. Ni une, ni deux, il repart ventre à terre dans son fief. Une réception pour les auteurs est organisée à la hâte dans les salons d'honneur de l'hôtel de ville. Et paf la boulette, se souvient Francis Groux qui en pouffe encore, cinquante ans plus tard : "Il commence son discours en souhaitant la bienvenue... 'aux auteurs de dessins animés' !"
"La BD", comme les Angoumoisins surnomment ce grand barnum, a fait recette. "Je pensais qu'on n'aurait que des gosses", reconnaît Francis Groux. Au contraire. "Lors de l'enregistrement de l'émission 'Du tac au Tac' [dans laquelle des dessinateurs réalisaient collectivement un grande fresque], j'étais surprise qu'on soit une dizaine d'enfants, pas plus", abonde Sylvie Groux, 9 ans à l'époque. Mais ce n'est pas forcément la programmation adulte, voire scientifique, du salon qui a déplacé les foules. "Il y avait une exposition sur le noir et blanc, formidablement ambitieuse, élitiste presque, pour un salon qui débute, raconte Dominique Bréchoteau. Ça faisait écho à l'affiche dessinée par Pratt... mais il y a plus d'un visiteur qui était décontenancé et qui n'accrochait pas. On ne peut pas dire que ça se bousculait. Mais quelle splendeur !"
Le sémiologue Pierre Fresnault-Deruelle se retrouve désarçonné, avec ses diapositives, face à 40 personnes dans une salle qui peut en accueillir le double pour sa conférence, l'une des six programmées ce week-end-là. "Je ne savais pas trop à qui je m'adressais, se souvient-il. Je me sentais un décalage. Il y avait comme une injonction à faire rire, comme si, fondamentalement, la BD, c'était rigolo". Sauf que ce n'est pas trop le genre de la maison Fresnault-Deruelle, l'auteur du premier texte universitaire sur la BD dans la revue de Roland Barthes. "Je n'y suis jamais retourné", conclut-il, actant la séparation de fait entre le tournant commercial du salon et les colloques universitaires.
Jean-Pierre Mercier, lui, s'est dit qu'il reviendrait bien en 1975 au moment de remonter dans la guimbarde d'Yves Frémion pour effectuer le périple vers Paris. Il se souvient : "Il n'y avait pas l'autoroute à l'époque, c'était un peu l'expédition". "L'essor du festival est allé de pair avec le marché français, qui est vite devenu le plus important en Europe", analyse-t-il rétrospectivement. Indicateur du succès du salon, l'année suivante, le comité d'organisation réserve 200 chambres d'hôtels pour les auteurs et les journalistes – certains avaient dormi dans un dortoir la première année. "En 1974, le salon payait le train, l'hôtel, et sur mon lit, j'avais découvert une bouteille de cognac, décrit Yves Frémion, alors à Charlie Hebdo. En 1975, une mignonnette. En 1976, il n'y avait plus rien du tout. Ils n'avaient plus besoin de ça pour nous faire venir".
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