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La vérité, toute la vérité, sur “La Liberté”, le tableau iconique de Delacroix

La Liberté guidant le peuple, d’Eugène Delacroix. Huile sur toile de 2,6 m sur 3,25 m exposée au Salon de 1831. cm. Aujourd’hui au musée du Louvre.

La Liberté guidant le peuple, d’Eugène Delacroix. Huile sur toile de 2,6 m sur 3,25 m exposée au Salon de 1831. cm. Aujourd’hui au musée du Louvre.

Photo : Michel Urtado / RMN-Grand Palais (musée du Louvre)

Le musée du Louvre consacre une superbe exposition au grand peintre français né en 1798. L’occasion d’élucider le mystère entourant la réalisation et la composition de “La Liberté guidant le peuple”, chef-d’œuvre absolu d’Eugène Delacroix.

Aujourd’hui, sur les affiches, à l’arrière des bus, l’image de La Liberté guidant le peuple nous invite à prendre d’assaut la fastueuse exposition que le Louvre consacre à Eugène Delacroix. Un tableau devenu le symbole éternel de la République française, l’icône mondiale des révolutions, de l’émancipation des peuples. Une œuvre d’une actualité permanente depuis 1831, mais une pure construction de peintre. Entrons dans le tableau. 

En 1830, Charles X, accroché à sa monarchie branlante, promulgue des ordonnances qui musellent la presse et modifient la loi électorale. Cette violation de la Constitution allume l’insurrection, dite des Trois Glorieuses (27, 28, 29 juillet). Les Bourbons sont évincés, au prix de 2 000 morts chez les insurgés, 200 parmi les troupes royales. Louis-Philippe d’Orléans accède au pouvoir. Durant ces troubles, Delacroix se promène. « Nous avons été pendant trois jours au milieu de la mitraille et des coups de fusils, car on se battait partout. Le simple promeneur comme moi avait une chance d’attraper une balle, ni plus ni moins que les héros improvisés qui marchaient à l’ennemi avec des morceaux de fer emmanchés dans des manches à balais. Jusqu’ici, tout va le mieux au monde. Tout ce qu’il y a de bon sens espère que les faiseurs de république consentiront à se tenir au repos. » Alexandre Dumas le confirme, Delacroix « est l’homme le moins partisan des révolutions que j’ai connu. »

“Si je n’ai pas vaincu pour la patrie, au moins peindrai-je pour elle”

Issu d’une famille qui s’est élevée dans l’aura de Napoléon et qui a déchu avec elle, orphelin à 17 ans, Delacroix, pour vivre, compte sur l’Etat commanditaire, donc sur de la stabilité politique. Il réserve sa verve révolutionnaire à sa peinture « qui n’est que désolation, massacres, incendies ; tout porte témoignage contre l’éternelle barbarie de l’homme » (Baudelaire). Il croit à la force de l’imagination, pas à l’illustration. Mais, en 1830, le chef de file du romantisme se trouve en mauvaise posture. La fraîcheur de la réception, puis la bronca soulevée par La Mort de Sardanapale, en 1827, l’a cueilli en pleine ascension. Delacroix doute, doit se refaire, comme on dit au poker, surtout qu’il mise sur des concours à venir, des plafonds à décorer. Alors : « Si je n’ai pas vaincu pour la patrie, au moins peindrai-je pour elle », déclare-t-il. 

Pour réaliser ce grand format, en trois mois, Delacroix s’appuie sur trois œuvres de référence. Le mouvement, le bras de la Liberté qui brandit l’étendard doit beaucoup au Bonaparte au pont d’Arcole (1796) d’Antoine-Jean Gros, l’image d’un jeune général menant l’assaut de temps glorieux à venir, qui a incarné un espoir de grandeur pour la génération qui a précédé Delacroix, et dont l’écho vibre encore dans bien des esprits. 

 Le Général Bonaparte au pont d'Arcole, le 17 novembre 1796, d’Antoine-Jean Gros, châteaux de Versailles et de Trianon et La Grèce sur les ruines de Missolonghi de Delacroix, musée des Beaux-Arts de Bordeaux.

 Le Général Bonaparte au pont d'Arcole, le 17 novembre 1796, d’Antoine-Jean Gros, châteaux de Versailles et de Trianon et La Grèce sur les ruines de Missolonghi de Delacroix, musée des Beaux-Arts de Bordeaux.

Photo : Christophe Fouin / Château de Versailles, Dist. RMN-Grand Palais / Musée des Beaux-Arts, ville de Bordeaux

Pour la composition, la parenté avec Le Radeau de la Méduse (1819), le plus célèbre tableau de son ami Géricault, mort en 1824, est un coup de maître. Un même soubassement de cadavres donne l’assise d’une scène pyramidale, aspirée vers le haut. Chez Géricault, son radeau mortifère, cette morgue flottante aux couleurs putréfiées nous tourne le dos. Un homme au sommet du groupe tend le bras dans l’espoir d’un horizon salvateur, mais si lointain. Il agite un chiffon en guise de drapeau. Les plus libéraux des commentateurs y ont vu le symbole d’un peuple à la dérive, ballotté par une monarchie réactionnaire. Delacroix prend la même image et lui fait opérer volte-face. La dérive devient assaut frontal. Le bras tendu n’implore plus, mais porte haut les couleurs. Des teintes ténébreuses couvrant les deux tiers de la toile émerge une lumière radieuse, comme surgie de la nuée : la Liberté !

Le radeau de la Méduse de Théodore Géricault, Paris, musée du Louvre.

Le radeau de la Méduse de Théodore Géricault, Paris, musée du Louvre.

Photo : Michel Urtado / RMN-Grand Palais (musée du Louvre) /

Pour la figure de la femme, Delacroix réutilise celle qu’il a créée pour La Grèce sur les ruines de Missolonghi (1826), tableau emblématique de la libération grecque du joug turc, la grande cause des romantiques, où leur héraut, le poète Byron, perdit la vie. C’est le même visage aux traits antiques. Dans cette peinture, la femme prend déjà appui sur une base de décombres. Son vêtement échancré laisse apparaître une poitrine généreuse, quand, à partir de la taille, un plissé moulant érotise les cuisses et le bas-ventre. Elle se tient face à nous, bras écartés, paumes ouvertes. Telle une sainte baroque, elle semble attendre le martyre. Pour la Liberté, Delacroix arrache le haut, propulse sa figure vers l’avant. Le plissé du bas devient une torche dynamique. Cette poitrine pleine, plébéienne, bien loin des canons esthétiques en vogue, appartient à la mère nourricière : la mère patrie. En coiffant son héroïne du bonnet phrygien des sans-culottes de 1789, il unifie deux révolutions en une seule image, deux fondements de la République française, dans une mise en scène au cordeau. 

Sur la barricade

Delacroix joue « sur la déréalisation grâce à des effets de fumée, qui atténuent la présence de l’environnement urbain et mettent en valeur les personnages dans une nuée théâtrale [...] Le fait que le drapeau soit coupé par le cadrage introduit une dynamique inattendue. Mais, surtout, l’idée de faire sortir les figures – et, au premier chef, la Liberté – de face, crée un mouvement d’une violence extraordinaire. Le spectateur est en quelque sorte pris à partie. Le peuple, en marche vers libération, avance sur lui, ne lui laissant comme alternative que de se rallier ou d’être écrasé » (1). D’autant que la position du spectateur, en contrebas de cette masse humaine, l’oblige à lever la tête sur cette déferlante. 

La jambe du cadavre en bas à gauche, le bras gauche de l’enfant, le fusil tenu par le jeune bourgeois, la posture de supplique de l’homme à la ceinture rouge agenouillé : tout un jeu de lignes obliques convergent vers la femme. Les quelques touches de bleu, de blanc ou de rouge, fragmentées dans le tableau aux dominantes sourdes, se réunissent dans le drapeau interdit depuis l’exil de Napoléon, en 1815. « Le bourgeois, l’ouvrier au béret, le gamin reconstituent la Nation entière, s’avançant sous la protection de la cathédrale de Notre-Dame où, le 28 juillet justement, fit irruption le drapeau tricolore de Valmy et d’Austerlitz » (2). Et ce gamin, pistolets au vent, nous le connaissons bien : c’est le Gavroche de Victor Hugo. Notre titi national débrouillard et gouailleur, sorte de poulbot révolutionnaire mondialement connu. Sauf que Les Misérables a été publié en 1862, trente et un an après l’accrochage de l’œuvre. L’écrivain s’est très probablement inspiré du peintre, a donné vie et voix à une figure de tableau.  

Le triomphe de la poissarde

Une poissarde. Une pensionnaire de Bicêtre. Une sale et « déhontée » femme des rues. Une dévergondée. La Liberté concentre le feu des critiques, lors de sa présentation, en 1831, escortée par les vocables dénonçant une populace, de la canaille à la place d’un beau et grand peuple. Mais, comme a dit Victor Hugo à propos de La Mort de Sardanapale : « Sifflets de sots sont fanfares de gloire. » Louis-Philippe ne peut qu’acheter l’œuvre qui magnifie les événements qui l’ont porté au pouvoir. Elle est brièvement exposée au musée du Luxembourg. Car, face aux troubles agitant les débuts de la monarchie de Juillet, il s’avère plus prudent de remiser une œuvre d’une telle charge insurrectionnelle, susceptible d’entretenir la flamme. Elle sera même restituée à Delacroix, qui tentera, en vain, de l’exhiber à nouveau lors de l’exposition universelle de 1855. Il faut attendre 1874 pour que La Liberté guidant le peuple gagne définitivement les cimaises du Louvre, sans avoir rien perdu de son impact. En 1956, elle est programmée pour une grande tournée dans les pays du bloc soviétique. Une initiative trop dangereuse, vite abandonnée l’année du soulèvement hongrois. En 1968, la Liberté se retrouve sur les affiches des Beaux-Arts en grève. En 1979, elle figure sur notre billet de 100 francs, puis, en 1982, sur les timbres-poste. En 1999, la toile est exposée à Tokyo. Devant elle, on construit une tribune en gradins capable d’accueillir cinq mille adorateurs par jour. Lors de sa visite officielle en France, en 2012, c’est devant La Liberté guidant le peuple que pose Aung San Suu Kyi. Pas sûr que la photo circule parmi les Rohingyas…

(1) Exposition, jusqu’au 23 juillet, au Louvre. Catalogue de l’exposition (éd. Hazan).

(2) Delacroix, peintre contre l’oubli, de Stéphane Guégan (éd. Flammarion)

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La Liberté guidant le peuple, d’Eugène Delacroix. Huile sur toile de 2,6 m sur 3,25 m exposée au Salon de 1831. cm. Aujourd’hui au musée du Louvre.

La Liberté guidant le peuple, d’Eugène Delacroix. Huile sur toile de 2,6 m sur 3,25 m exposée au Salon de 1831. cm. Aujourd’hui au musée du Louvre.

Photo : Michel Urtado / RMN-Grand Palais (musée du Louvre)

Le musée du Louvre consacre une superbe exposition au grand peintre français né en 1798. L’occasion d’élucider le mystère entourant la réalisation et la composition de “La Liberté guidant le peuple”, chef-d’œuvre absolu d’Eugène Delacroix.

Aujourd’hui, sur les affiches, à l’arrière des bus, l’image de La Liberté guidant le peuple nous invite à prendre d’assaut la fastueuse exposition que le Louvre consacre à Eugène Delacroix. Un tableau devenu le symbole éternel de la République française, l’icône mondiale des révolutions, de l’émancipation des peuples. Une œuvre d’une actualité permanente depuis 1831, mais une pure construction de peintre. Entrons dans le tableau. 

En 1830, Charles X, accroché à sa monarchie branlante, promulgue des ordonnances qui musellent la presse et modifient la loi électorale. Cette violation de la Constitution allume l’insurrection, dite des Trois Glorieuses (27, 28, 29 juillet). Les Bourbons sont évincés, au prix de 2 000 morts chez les insurgés, 200 parmi les troupes royales. Louis-Philippe d’Orléans accède au pouvoir. Durant ces troubles, Delacroix se promène. « Nous avons été pendant trois jours au milieu de la mitraille et des coups de fusils, car on se battait partout. Le simple promeneur comme moi avait une chance d’attraper une balle, ni plus ni moins que les héros improvisés qui marchaient à l’ennemi avec des morceaux de fer emmanchés dans des manches à balais. Jusqu’ici, tout va le mieux au monde. Tout ce qu’il y a de bon sens espère que les faiseurs de république consentiront à se tenir au repos. » Alexandre Dumas le confirme, Delacroix « est l’homme le moins partisan des révolutions que j’ai connu. »

“Si je n’ai pas vaincu pour la patrie, au moins peindrai-je pour elle”

Issu d’une famille qui s’est élevée dans l’aura de Napoléon et qui a déchu avec elle, orphelin à 17 ans, Delacroix, pour vivre, compte sur l’Etat commanditaire, donc sur de la stabilité politique. Il réserve sa verve révolutionnaire à sa peinture « qui n’est que désolation, massacres, incendies ; tout porte témoignage contre l’éternelle barbarie de l’homme » (Baudelaire). Il croit à la force de l’imagination, pas à l’illustration. Mais, en 1830, le chef de file du romantisme se trouve en mauvaise posture. La fraîcheur de la réception, puis la bronca soulevée par La Mort de Sardanapale, en 1827, l’a cueilli en pleine ascension. Delacroix doute, doit se refaire, comme on dit au poker, surtout qu’il mise sur des concours à venir, des plafonds à décorer. Alors : « Si je n’ai pas vaincu pour la patrie, au moins peindrai-je pour elle », déclare-t-il. 

Pour réaliser ce grand format, en trois mois, Delacroix s’appuie sur trois œuvres de référence. Le mouvement, le bras de la Liberté qui brandit l’étendard doit beaucoup au Bonaparte au pont d’Arcole (1796) d’Antoine-Jean Gros, l’image d’un jeune général menant l’assaut de temps glorieux à venir, qui a incarné un espoir de grandeur pour la génération qui a précédé Delacroix, et dont l’écho vibre encore dans bien des esprits. 

 Le Général Bonaparte au pont d'Arcole, le 17 novembre 1796, d’Antoine-Jean Gros, châteaux de Versailles et de Trianon et La Grèce sur les ruines de Missolonghi de Delacroix, musée des Beaux-Arts de Bordeaux.

 Le Général Bonaparte au pont d'Arcole, le 17 novembre 1796, d’Antoine-Jean Gros, châteaux de Versailles et de Trianon et La Grèce sur les ruines de Missolonghi de Delacroix, musée des Beaux-Arts de Bordeaux.

Photo : Christophe Fouin / Château de Versailles, Dist. RMN-Grand Palais / Musée des Beaux-Arts, ville de Bordeaux

Pour la composition, la parenté avec Le Radeau de la Méduse (1819), le plus célèbre tableau de son ami Géricault, mort en 1824, est un coup de maître. Un même soubassement de cadavres donne l’assise d’une scène pyramidale, aspirée vers le haut. Chez Géricault, son radeau mortifère, cette morgue flottante aux couleurs putréfiées nous tourne le dos. Un homme au sommet du groupe tend le bras dans l’espoir d’un horizon salvateur, mais si lointain. Il agite un chiffon en guise de drapeau. Les plus libéraux des commentateurs y ont vu le symbole d’un peuple à la dérive, ballotté par une monarchie réactionnaire. Delacroix prend la même image et lui fait opérer volte-face. La dérive devient assaut frontal. Le bras tendu n’implore plus, mais porte haut les couleurs. Des teintes ténébreuses couvrant les deux tiers de la toile émerge une lumière radieuse, comme surgie de la nuée : la Liberté !

Le radeau de la Méduse de Théodore Géricault, Paris, musée du Louvre.

Le radeau de la Méduse de Théodore Géricault, Paris, musée du Louvre.

Photo : Michel Urtado / RMN-Grand Palais (musée du Louvre) /

Pour la figure de la femme, Delacroix réutilise celle qu’il a créée pour La Grèce sur les ruines de Missolonghi (1826), tableau emblématique de la libération grecque du joug turc, la grande cause des romantiques, où leur héraut, le poète Byron, perdit la vie. C’est le même visage aux traits antiques. Dans cette peinture, la femme prend déjà appui sur une base de décombres. Son vêtement échancré laisse apparaître une poitrine généreuse, quand, à partir de la taille, un plissé moulant érotise les cuisses et le bas-ventre. Elle se tient face à nous, bras écartés, paumes ouvertes. Telle une sainte baroque, elle semble attendre le martyre. Pour la Liberté, Delacroix arrache le haut, propulse sa figure vers l’avant. Le plissé du bas devient une torche dynamique. Cette poitrine pleine, plébéienne, bien loin des canons esthétiques en vogue, appartient à la mère nourricière : la mère patrie. En coiffant son héroïne du bonnet phrygien des sans-culottes de 1789, il unifie deux révolutions en une seule image, deux fondements de la République française, dans une mise en scène au cordeau. 

Sur la barricade

Delacroix joue « sur la déréalisation grâce à des effets de fumée, qui atténuent la présence de l’environnement urbain et mettent en valeur les personnages dans une nuée théâtrale [...] Le fait que le drapeau soit coupé par le cadrage introduit une dynamique inattendue. Mais, surtout, l’idée de faire sortir les figures – et, au premier chef, la Liberté – de face, crée un mouvement d’une violence extraordinaire. Le spectateur est en quelque sorte pris à partie. Le peuple, en marche vers libération, avance sur lui, ne lui laissant comme alternative que de se rallier ou d’être écrasé » (1). D’autant que la position du spectateur, en contrebas de cette masse humaine, l’oblige à lever la tête sur cette déferlante. 

La jambe du cadavre en bas à gauche, le bras gauche de l’enfant, le fusil tenu par le jeune bourgeois, la posture de supplique de l’homme à la ceinture rouge agenouillé : tout un jeu de lignes obliques convergent vers la femme. Les quelques touches de bleu, de blanc ou de rouge, fragmentées dans le tableau aux dominantes sourdes, se réunissent dans le drapeau interdit depuis l’exil de Napoléon, en 1815. « Le bourgeois, l’ouvrier au béret, le gamin reconstituent la Nation entière, s’avançant sous la protection de la cathédrale de Notre-Dame où, le 28 juillet justement, fit irruption le drapeau tricolore de Valmy et d’Austerlitz » (2). Et ce gamin, pistolets au vent, nous le connaissons bien : c’est le Gavroche de Victor Hugo. Notre titi national débrouillard et gouailleur, sorte de poulbot révolutionnaire mondialement connu. Sauf que Les Misérables a été publié en 1862, trente et un an après l’accrochage de l’œuvre. L’écrivain s’est très probablement inspiré du peintre, a donné vie et voix à une figure de tableau.  

Le triomphe de la poissarde

Une poissarde. Une pensionnaire de Bicêtre. Une sale et « déhontée » femme des rues. Une dévergondée. La Liberté concentre le feu des critiques, lors de sa présentation, en 1831, escortée par les vocables dénonçant une populace, de la canaille à la place d’un beau et grand peuple. Mais, comme a dit Victor Hugo à propos de La Mort de Sardanapale : « Sifflets de sots sont fanfares de gloire. » Louis-Philippe ne peut qu’acheter l’œuvre qui magnifie les événements qui l’ont porté au pouvoir. Elle est brièvement exposée au musée du Luxembourg. Car, face aux troubles agitant les débuts de la monarchie de Juillet, il s’avère plus prudent de remiser une œuvre d’une telle charge insurrectionnelle, susceptible d’entretenir la flamme. Elle sera même restituée à Delacroix, qui tentera, en vain, de l’exhiber à nouveau lors de l’exposition universelle de 1855. Il faut attendre 1874 pour que La Liberté guidant le peuple gagne définitivement les cimaises du Louvre, sans avoir rien perdu de son impact. En 1956, elle est programmée pour une grande tournée dans les pays du bloc soviétique. Une initiative trop dangereuse, vite abandonnée l’année du soulèvement hongrois. En 1968, la Liberté se retrouve sur les affiches des Beaux-Arts en grève. En 1979, elle figure sur notre billet de 100 francs, puis, en 1982, sur les timbres-poste. En 1999, la toile est exposée à Tokyo. Devant elle, on construit une tribune en gradins capable d’accueillir cinq mille adorateurs par jour. Lors de sa visite officielle en France, en 2012, c’est devant La Liberté guidant le peuple que pose Aung San Suu Kyi. Pas sûr que la photo circule parmi les Rohingyas…

(1) Exposition, jusqu’au 23 juillet, au Louvre. Catalogue de l’exposition (éd. Hazan).

(2) Delacroix, peintre contre l’oubli, de Stéphane Guégan (éd. Flammarion)

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