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Godard, jamais sage comme les images

«La guerre est là…», nous annonce une voix humaine : la première projection du nouveau film de Jean-Luc Godard, Le livre d’image, dans le grand amphithéâtre Lumière, fût précédée d’un grand silence – l’avancée d’un pressentiment – et suivie d’une ovation nette, mais comme suspendue en l’air. Les mains qui applaudissent et le souffle coupé. Lumière doute. Entre les deux, il y a tout, et ce tout est une explosion. En effet «la guerre est là», dedans comme dehors, dans le film comme hors du film : c’est que le film est comme le monde, à la hauteur de ce qui fait rage dans le monde en-dehors de lui. Elle est là, à même les images : et il y a dans ce film toutes les images du monde, les images du monde en guerre. Mais la voix humaine qui le dit – c’est celle de toujours, la sienne – reprend sans cesse son souffle coupé. Peut-être qu’elle parle. Alors que tout explose à l’image, le son s’est remis à parler : explosion de la guerre, qu’un faible murmure recouvre. Explosion et murmure, ou Image et parole (c’est le sous-titre du film), sont réunis et séparés, en un même geste, sur les vieilles bandes de l’Histoire, la bande-image et la bande-son, qui n’ont jamais été aussi éloignées l’une de l’autre, ou jamais autant rapprochées. Elles sont irréconciliables, mais entre la guerre et la voix pourtant, quelque chose semble s’établir, un dialogue qui, même chez Godard, au bout de quelque cent vingt films, a rarement été aussi clair, et rarement aussi révolté.

Toutes les images du monde en guerre, où vient s’inscrire la voix humaine : mais qu’ont-elles encore à se dire, images et voix, se rencontrant à nouveau comme pour la première fois ? Elles se parlent avec les mains. «La vraie condition de l’homme, c’est de penser avec ses mains», martèle Godard avec Denis de Rougemont. Revient alors l’image d’un index levé : geste où l’imbécile, regardant ce doigt, lira trop vite qu’on veut lui faire la leçon, alors qu’on lui montre le monde. Le film est en cinq parties, comme les cinq doigts de la main, mais le dernier, dit Godard, est aussi le centre, la partie centrale de la main. Comptons donc sur nos doigts les cinq serments de ce nouveau jeu de paume : 1) Remakes, 2) Les Soirées de St Pétersbourg, 3) Ces fleurs entre les rails, dans le vent confus des voyages, 4) L’esprit des lois, 5) La région centrale. C’est une charade de toute l’Histoire : mon premier va au cinéma, mon deuxième le quitte pour la guerre (une sombre lecture de Joseph de Maistre), mon troisième est un vers de Rilke, qui monte et remonte dans tous les trains du monde et du cinéma. Montesquieu attend à la gare : mon quatrième c’est la politique, où la justice passe avant la loi. Mon cinquième, la plus longue partie, n’emprunte son titre à un grand film de Michael Snow que pour vite aller voir ailleurs – au centre du film ou au centre du monde, cette question non subalterne : «Les Arabes peuvent-ils parler ?».

Charge critique

Mon tout est le premier film parlant. Adieu au langage (2014), le précédent, n’était-il pas pour sa part le dernier film muet ? Malgré son titre, et d’un revers de main, Le livre d’image semble congédier, en les affolant comme jamais à l’écran, et l’image et l’écriture : sans doute incapables toutes deux, occupées à leur discorde millénaire, de bien saisir ce dont il s’agissait au fond. Il nous faut, car l’heure est grave, un troisième terme : une nouvelle langue des signes, une autre parole muette, une autre voix humaine. Penser avec ses mains, c’est déjà faire quelque chose, et il reste beaucoup à faire. «La guerre est là», mais ce constat est suivi d’un autre, qui vient pour lui répondre à la fin du film : «Il doit y avoir une révolution». Guerre et révolution : le vieux cinéaste de l’autre siècle, qui aura tant pensé leur rapport, nous le remet soudain dans les mains, en jeune cinéaste de notre siècle, pour nous rendre à l’évidence. Il suffit de bien regarder. C’est vers le «monde arabe» que Le livre d’image regarde, tout en en critiquant la notion même, son unité apparente et factice : vers une région centrale dont tout le monde parle et que personne n’écoute. Et il le fait avec difficulté, comme pour rester à la hauteur d’une tâche difficile. Cette dernière partie du film, où la main ouverte devient un poing levé, est faite de mille choses, mais entre autres de deux lectures. Celle d’un roman de l’écrivain égyptien Albert Cossery, Une ambition dans le désert, qui entraîne le film vers la fiction : un genre d’adaptation où des bribes de récit, des restes de personnages, viennent rencontrer des images multiples qui pourraient bien raconter une histoire – une histoire pour nous assez parlante de complotisme et de terrorisme dans un émirat arabe fictif. Et celle d’un texte du philologue palestino-américain Edward Said, Dans l’ombre de l’occident, qui entraîne cette fiction-là vers sa critique.

Prenons le temps de retracer un peu cela, parce que Godard, quand il lit, ne fait pas rien : il monte, il cherche, il trouve. Avec Edward Said, c’est une charge critique explosive qui entre dans son cinéma, peut-être pour le transformer in extremis. Elle dit ceci : que «la représentation, plus précisément l’acte de représenter (et donc de réduire) implique presque toujours une violence envers le sujet de la représentation ; il y a un réel contraste entre la violence de l’acte de représenter et le calme intérieur de la représentation elle-même, l’image (verbale, visuelle ou autre) du sujet.» Cette tension, entre la violence de la représentation et le calme de l’image, est au cœur du film, et elle le fait éclater. Toutes ces images du «monde arabe» que le film rassemble en les tordant, les raturant et les interrompant, font soudain leur autocritique, dénoncent leur propre violence, sabordent leur propre beauté. Le cinéma revient sur lui-même pour se détruire, prononce un adieu à l’image et à sa violence, en leur laissant libre cours une dernière fois – mais pour laisser la place à autre chose qu’il appelle ardemment de ses vœux. Un simple geste de la main, peut-être, qui changerait tout, un petit geste muet d’adieu à l’Occident. On entendrait enfin un autre son, une autre voix débarrassée des images aveugles. Cela viendrait après le film, qui s’arrête là. «Et même si rien ne devait être comme nous l’avions espéré / cela ne changerait rien à nos espérances / elles resteraient une utopie nécessaire / et le domaine des espérances est plus vaste que notre temps / de même que le passé était immuable / de même les espérances resteraient immuables.» Le dernier plan, repris à un film célèbre, regarde un dandy sans visage, Le Masque, danser comme un pantin jusqu’à tomber raide mort. Et sur cette image terminale et comique, cette signature où JLG se joue de tous les testaments, résonnent encore ces derniers mots : «ardent espoir».

Luc Chessel envoyé spécial à Cannes

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«La guerre est là…», nous annonce une voix humaine : la première projection du nouveau film de Jean-Luc Godard, Le livre d’image, dans le grand amphithéâtre Lumière, fût précédée d’un grand silence – l’avancée d’un pressentiment – et suivie d’une ovation nette, mais comme suspendue en l’air. Les mains qui applaudissent et le souffle coupé. Lumière doute. Entre les deux, il y a tout, et ce tout est une explosion. En effet «la guerre est là», dedans comme dehors, dans le film comme hors du film : c’est que le film est comme le monde, à la hauteur de ce qui fait rage dans le monde en-dehors de lui. Elle est là, à même les images : et il y a dans ce film toutes les images du monde, les images du monde en guerre. Mais la voix humaine qui le dit – c’est celle de toujours, la sienne – reprend sans cesse son souffle coupé. Peut-être qu’elle parle. Alors que tout explose à l’image, le son s’est remis à parler : explosion de la guerre, qu’un faible murmure recouvre. Explosion et murmure, ou Image et parole (c’est le sous-titre du film), sont réunis et séparés, en un même geste, sur les vieilles bandes de l’Histoire, la bande-image et la bande-son, qui n’ont jamais été aussi éloignées l’une de l’autre, ou jamais autant rapprochées. Elles sont irréconciliables, mais entre la guerre et la voix pourtant, quelque chose semble s’établir, un dialogue qui, même chez Godard, au bout de quelque cent vingt films, a rarement été aussi clair, et rarement aussi révolté.

Toutes les images du monde en guerre, où vient s’inscrire la voix humaine : mais qu’ont-elles encore à se dire, images et voix, se rencontrant à nouveau comme pour la première fois ? Elles se parlent avec les mains. «La vraie condition de l’homme, c’est de penser avec ses mains», martèle Godard avec Denis de Rougemont. Revient alors l’image d’un index levé : geste où l’imbécile, regardant ce doigt, lira trop vite qu’on veut lui faire la leçon, alors qu’on lui montre le monde. Le film est en cinq parties, comme les cinq doigts de la main, mais le dernier, dit Godard, est aussi le centre, la partie centrale de la main. Comptons donc sur nos doigts les cinq serments de ce nouveau jeu de paume : 1) Remakes, 2) Les Soirées de St Pétersbourg, 3) Ces fleurs entre les rails, dans le vent confus des voyages, 4) L’esprit des lois, 5) La région centrale. C’est une charade de toute l’Histoire : mon premier va au cinéma, mon deuxième le quitte pour la guerre (une sombre lecture de Joseph de Maistre), mon troisième est un vers de Rilke, qui monte et remonte dans tous les trains du monde et du cinéma. Montesquieu attend à la gare : mon quatrième c’est la politique, où la justice passe avant la loi. Mon cinquième, la plus longue partie, n’emprunte son titre à un grand film de Michael Snow que pour vite aller voir ailleurs – au centre du film ou au centre du monde, cette question non subalterne : «Les Arabes peuvent-ils parler ?».

Charge critique

Mon tout est le premier film parlant. Adieu au langage (2014), le précédent, n’était-il pas pour sa part le dernier film muet ? Malgré son titre, et d’un revers de main, Le livre d’image semble congédier, en les affolant comme jamais à l’écran, et l’image et l’écriture : sans doute incapables toutes deux, occupées à leur discorde millénaire, de bien saisir ce dont il s’agissait au fond. Il nous faut, car l’heure est grave, un troisième terme : une nouvelle langue des signes, une autre parole muette, une autre voix humaine. Penser avec ses mains, c’est déjà faire quelque chose, et il reste beaucoup à faire. «La guerre est là», mais ce constat est suivi d’un autre, qui vient pour lui répondre à la fin du film : «Il doit y avoir une révolution». Guerre et révolution : le vieux cinéaste de l’autre siècle, qui aura tant pensé leur rapport, nous le remet soudain dans les mains, en jeune cinéaste de notre siècle, pour nous rendre à l’évidence. Il suffit de bien regarder. C’est vers le «monde arabe» que Le livre d’image regarde, tout en en critiquant la notion même, son unité apparente et factice : vers une région centrale dont tout le monde parle et que personne n’écoute. Et il le fait avec difficulté, comme pour rester à la hauteur d’une tâche difficile. Cette dernière partie du film, où la main ouverte devient un poing levé, est faite de mille choses, mais entre autres de deux lectures. Celle d’un roman de l’écrivain égyptien Albert Cossery, Une ambition dans le désert, qui entraîne le film vers la fiction : un genre d’adaptation où des bribes de récit, des restes de personnages, viennent rencontrer des images multiples qui pourraient bien raconter une histoire – une histoire pour nous assez parlante de complotisme et de terrorisme dans un émirat arabe fictif. Et celle d’un texte du philologue palestino-américain Edward Said, Dans l’ombre de l’occident, qui entraîne cette fiction-là vers sa critique.

Prenons le temps de retracer un peu cela, parce que Godard, quand il lit, ne fait pas rien : il monte, il cherche, il trouve. Avec Edward Said, c’est une charge critique explosive qui entre dans son cinéma, peut-être pour le transformer in extremis. Elle dit ceci : que «la représentation, plus précisément l’acte de représenter (et donc de réduire) implique presque toujours une violence envers le sujet de la représentation ; il y a un réel contraste entre la violence de l’acte de représenter et le calme intérieur de la représentation elle-même, l’image (verbale, visuelle ou autre) du sujet.» Cette tension, entre la violence de la représentation et le calme de l’image, est au cœur du film, et elle le fait éclater. Toutes ces images du «monde arabe» que le film rassemble en les tordant, les raturant et les interrompant, font soudain leur autocritique, dénoncent leur propre violence, sabordent leur propre beauté. Le cinéma revient sur lui-même pour se détruire, prononce un adieu à l’image et à sa violence, en leur laissant libre cours une dernière fois – mais pour laisser la place à autre chose qu’il appelle ardemment de ses vœux. Un simple geste de la main, peut-être, qui changerait tout, un petit geste muet d’adieu à l’Occident. On entendrait enfin un autre son, une autre voix débarrassée des images aveugles. Cela viendrait après le film, qui s’arrête là. «Et même si rien ne devait être comme nous l’avions espéré / cela ne changerait rien à nos espérances / elles resteraient une utopie nécessaire / et le domaine des espérances est plus vaste que notre temps / de même que le passé était immuable / de même les espérances resteraient immuables.» Le dernier plan, repris à un film célèbre, regarde un dandy sans visage, Le Masque, danser comme un pantin jusqu’à tomber raide mort. Et sur cette image terminale et comique, cette signature où JLG se joue de tous les testaments, résonnent encore ces derniers mots : «ardent espoir».

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