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Emmanuel Carrère a-t-il "utilisé" son ex-femme dans "Yoga" ? - France Culture

Dans un "Droit de réponse" véhément, la journaliste Hélène Devynck reproche à son ex-mari de l’avoir trahie, mais aussi d’avoir menti en écrivant son nouveau livre. Si par le passé, elle avait accepté que son intimité soit utilisée dans les livres d'Emmanuel Carrère, elle le refuse désormais.

Emmanuel Carrere et son épouse Helene Devynck en 2015, à la Mostra de Venise
Emmanuel Carrere et son épouse Helene Devynck en 2015, à la Mostra de Venise Crédits : Ekaterina Chesnokova / Sputnik - AFP

Le journaliste du magazine L'Obs Grégoire Leménager revient dans sa chronique littéraire pour La Grande table, sur la polémique qui oppose Hélène Devynck à son ex-mari Emmanuel Carrère. La journaliste accuse l’écrivain d’avoir menti dans Yoga et de ne pas avoir respecté le contrat qui les liait.

Je vais peut-être vous paraître obsédé par Emmanuel Carrère, puisque j’en ai déjà parlé ici-même il y a deux semaines, mais il se trouve que pas mal de gens, ces temps-ci, sont obsédés par Emmanuel Carrère... A commencer par son ex-femme, la journaliste Hélène Devynck, dont Vanity Fair vient de publier un véhément "droit de réponse" à Yoga.

Le texte est très intéressant à différents niveaux, brillamment analysés par ma camarade Elisabeth Philippe. Mais concentrons-nous plutôt sur une question simple : que reproche Hélène Devynck à son ancien mari ? Deux choses, principalement :

1/ de l’avoir "utilisée" dans Yoga sans son accord.

2/ de mentir à ses lecteurs en injectant de la fiction dans une autobiographie.

Bon. A première vue, la situation est claire. Elle le dit d’emblée : "Emmanuel et moi sommes liés par un contrat qui l’oblige à obtenir mon consentement pour m’utiliser dans son œuvre. Je n’ai pas consenti au texte tel qu’il est paru". En gros, elle acceptait qu’il "utilise" son "intimité" tant qu’ils s’aimaient ; elle le refuse, maintenant qu’il l’a trahie avec une autre, et qu’ils ont divorcé. Elle ne veut plus être un personnage d’Emmanuel Carrère. Ni dans sa vie, ni dans son œuvre. Elle n’est plus un personnage en quête d’auteur. Elle est un personnage en quête de silence. Elle veut qu’on lui foute la paix.

Le problème, c’est que la littérature et la morale ne s’entendent pas très bien dans ce genre d’affaire

Franchement, on la comprend. On la plaint même du fond du cœur, Hélène Devynck. Le sentiment de trahison est peut-être un des plus destructeurs qu’on puisse éprouver dans la vie. Et que cette trahison se matérialise en plus dans un livre lu et encensé partout, déjà vendu à 160 000 exemplaires, sélectionné pour le Goncourt, a de quoi démultiplier la douleur jusqu’à la rendre insoutenable. Surtout pendant que Carrère, lui, enchaîne les interviews pour raconter son propre martyre, son infernale dépression, et sa volonté de devenir un "homme bon"...

La morale, si l’on veut parler de morale, semble plutôt du côté d’Hélène Devynck. Le problème, c’est que la littérature et la morale ne s’entendent pas très bien dans ce genre d’affaire. C’est l’éternelle question posée par l’écriture de soi : comment se raconter sans parler des autres, qui n’ont souvent rien demandé, et surtout pas à se retrouver dans un livre ? C’est toujours violent, de se retrouver dans un livre : tout semble déformé, réducteur, on ne se reconnaît jamais. Souvenez-vous des souffrances causées par Christine Angot, Lionel Duroy, Edouard Louis ou encore, tout récemment, Raphaël Enthoven.

Hélène Devynck brille surtout par… son absence

Pourtant, Yoga reste singulier dans cet univers-là. Ce n’est pas un règlement de compte. Il y a sûrement une bonne dose de perversité dans le narcissisme de Carrère, qui décrit avec ravissement des moments de copulations merveilleux avec une autre femme que la sienne… mais on ne peut pas dire qu’il en profite pour accabler ou attaquer la malheureuse Hélène. Il l’a tenté dans une précédente version, dit-elle : "Mon personnage était exposé dans une fantaisie sexuelle accompagnée de révélations indésirables sur ma vie privée. C’était désobligeant". Carrère a fini par couper cette scène désobligeante, à sa demande. Et à l’arrivée, dans ce livre, auquel elle reproche de l’"utiliser", Hélène Devynck brille surtout par… son absence. Son prénom n’apparaît qu’une fois, dans une citation d’un précédent livre de Carrère (et une citation qui est là pour dire, dans un accès de nostalgie qui ne manque pas de douceur, à quel point il a été heureux, pendant dix ans, avec elle).

"Emmanuel Carrère a été contraint de faire des mensonges par omission. Il a donc eu recours à une part de fiction"

Alors, que reproche-t-elle à l’écrivain ? De l’avoir "utilisée" ? Ou de l’avoir escamotée, par exemple en occultant qu’elle lui a beaucoup rendu visite à l’hôpital ? D’en avoir trop dit sur elle ? Ou au contraire, d’avoir menti et maquillé les choses pour respecter leur contrat ? A l’arrivée, on ne sait plus très bien. Hélène Devynck le dit elle-même : si elle sort de son silence, en dévoilant au passage son identité au grand public, c’est pour combler la fameuse "ellipse narrative" qui se trouve au cœur de Yoga. Ce paradoxe-là est cruel. Et Frédéric Boyer, le patron des éditions POL, a beau jeu de lui répondre, ce matin dans Livres Hebdo : "Emmanuel Carrère a été contraint de faire des mensonges par omission. Il a donc eu recours à une part de fiction".

Oui, tout ça est cruel. Car il est même possible que cette contrainte-là, en incitant Carrère à théoriser très finement sa démarche à l’intérieur même de Yoga, l’ait conduit à accoucher d’un livre plus complexe, plus troublant, plus virtuose, plus vertigineux encore. Yoga est peut-être le livre d’un grand malade, mais c’est un grand livre quand même, sur le métier de vivre, qui est parfois si épouvantablement douloureux.

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Dans un "Droit de réponse" véhément, la journaliste Hélène Devynck reproche à son ex-mari de l’avoir trahie, mais aussi d’avoir menti en écrivant son nouveau livre. Si par le passé, elle avait accepté que son intimité soit utilisée dans les livres d'Emmanuel Carrère, elle le refuse désormais.

Emmanuel Carrere et son épouse Helene Devynck en 2015, à la Mostra de Venise
Emmanuel Carrere et son épouse Helene Devynck en 2015, à la Mostra de Venise Crédits : Ekaterina Chesnokova / Sputnik - AFP

Le journaliste du magazine L'Obs Grégoire Leménager revient dans sa chronique littéraire pour La Grande table, sur la polémique qui oppose Hélène Devynck à son ex-mari Emmanuel Carrère. La journaliste accuse l’écrivain d’avoir menti dans Yoga et de ne pas avoir respecté le contrat qui les liait.

Je vais peut-être vous paraître obsédé par Emmanuel Carrère, puisque j’en ai déjà parlé ici-même il y a deux semaines, mais il se trouve que pas mal de gens, ces temps-ci, sont obsédés par Emmanuel Carrère... A commencer par son ex-femme, la journaliste Hélène Devynck, dont Vanity Fair vient de publier un véhément "droit de réponse" à Yoga.

Le texte est très intéressant à différents niveaux, brillamment analysés par ma camarade Elisabeth Philippe. Mais concentrons-nous plutôt sur une question simple : que reproche Hélène Devynck à son ancien mari ? Deux choses, principalement :

1/ de l’avoir "utilisée" dans Yoga sans son accord.

2/ de mentir à ses lecteurs en injectant de la fiction dans une autobiographie.

Bon. A première vue, la situation est claire. Elle le dit d’emblée : "Emmanuel et moi sommes liés par un contrat qui l’oblige à obtenir mon consentement pour m’utiliser dans son œuvre. Je n’ai pas consenti au texte tel qu’il est paru". En gros, elle acceptait qu’il "utilise" son "intimité" tant qu’ils s’aimaient ; elle le refuse, maintenant qu’il l’a trahie avec une autre, et qu’ils ont divorcé. Elle ne veut plus être un personnage d’Emmanuel Carrère. Ni dans sa vie, ni dans son œuvre. Elle n’est plus un personnage en quête d’auteur. Elle est un personnage en quête de silence. Elle veut qu’on lui foute la paix.

Le problème, c’est que la littérature et la morale ne s’entendent pas très bien dans ce genre d’affaire

Franchement, on la comprend. On la plaint même du fond du cœur, Hélène Devynck. Le sentiment de trahison est peut-être un des plus destructeurs qu’on puisse éprouver dans la vie. Et que cette trahison se matérialise en plus dans un livre lu et encensé partout, déjà vendu à 160 000 exemplaires, sélectionné pour le Goncourt, a de quoi démultiplier la douleur jusqu’à la rendre insoutenable. Surtout pendant que Carrère, lui, enchaîne les interviews pour raconter son propre martyre, son infernale dépression, et sa volonté de devenir un "homme bon"...

La morale, si l’on veut parler de morale, semble plutôt du côté d’Hélène Devynck. Le problème, c’est que la littérature et la morale ne s’entendent pas très bien dans ce genre d’affaire. C’est l’éternelle question posée par l’écriture de soi : comment se raconter sans parler des autres, qui n’ont souvent rien demandé, et surtout pas à se retrouver dans un livre ? C’est toujours violent, de se retrouver dans un livre : tout semble déformé, réducteur, on ne se reconnaît jamais. Souvenez-vous des souffrances causées par Christine Angot, Lionel Duroy, Edouard Louis ou encore, tout récemment, Raphaël Enthoven.

Hélène Devynck brille surtout par… son absence

Pourtant, Yoga reste singulier dans cet univers-là. Ce n’est pas un règlement de compte. Il y a sûrement une bonne dose de perversité dans le narcissisme de Carrère, qui décrit avec ravissement des moments de copulations merveilleux avec une autre femme que la sienne… mais on ne peut pas dire qu’il en profite pour accabler ou attaquer la malheureuse Hélène. Il l’a tenté dans une précédente version, dit-elle : "Mon personnage était exposé dans une fantaisie sexuelle accompagnée de révélations indésirables sur ma vie privée. C’était désobligeant". Carrère a fini par couper cette scène désobligeante, à sa demande. Et à l’arrivée, dans ce livre, auquel elle reproche de l’"utiliser", Hélène Devynck brille surtout par… son absence. Son prénom n’apparaît qu’une fois, dans une citation d’un précédent livre de Carrère (et une citation qui est là pour dire, dans un accès de nostalgie qui ne manque pas de douceur, à quel point il a été heureux, pendant dix ans, avec elle).

"Emmanuel Carrère a été contraint de faire des mensonges par omission. Il a donc eu recours à une part de fiction"

Alors, que reproche-t-elle à l’écrivain ? De l’avoir "utilisée" ? Ou de l’avoir escamotée, par exemple en occultant qu’elle lui a beaucoup rendu visite à l’hôpital ? D’en avoir trop dit sur elle ? Ou au contraire, d’avoir menti et maquillé les choses pour respecter leur contrat ? A l’arrivée, on ne sait plus très bien. Hélène Devynck le dit elle-même : si elle sort de son silence, en dévoilant au passage son identité au grand public, c’est pour combler la fameuse "ellipse narrative" qui se trouve au cœur de Yoga. Ce paradoxe-là est cruel. Et Frédéric Boyer, le patron des éditions POL, a beau jeu de lui répondre, ce matin dans Livres Hebdo : "Emmanuel Carrère a été contraint de faire des mensonges par omission. Il a donc eu recours à une part de fiction".

Oui, tout ça est cruel. Car il est même possible que cette contrainte-là, en incitant Carrère à théoriser très finement sa démarche à l’intérieur même de Yoga, l’ait conduit à accoucher d’un livre plus complexe, plus troublant, plus virtuose, plus vertigineux encore. Yoga est peut-être le livre d’un grand malade, mais c’est un grand livre quand même, sur le métier de vivre, qui est parfois si épouvantablement douloureux.

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