Search

L'affaire Bertrand Cantat en vingt ans de couverture médiatique : de “crime passionnel” à “féminicide” - Télérama.fr

Vingt ans, c’est le temps qu’il aura fallu pour désigner le meurtre de Marie Trintignant par Bertrand Cantat en 2003 comme un féminicide dans la presse. Retour sur le cas de violence conjugale le plus médiatisé de France.

Le chanteur du groupe Noir Désir le 31 juillet 2003 au tribunal à Vilnius en Lituanie, quelques jours après avoir battu à mort sa compagne, l’actrice Marie Trintignant.

Le chanteur du groupe Noir Désir le 31 juillet 2003 au tribunal à Vilnius en Lituanie, quelques jours après avoir battu à mort sa compagne, l’actrice Marie Trintignant. Photo Eric Feferberg / AFP

Par Shad De Bary

Publié le 28 juillet 2023 à 16h59

Il y a vingt ans, le 27 juillet 2003, Marie Trintignant est transportée à l’hôpital de Vilnius dans le coma, après avoir été frappée par son compagnon, Bertrand Cantat. La comédienne se trouvait en Lituanie à l’occasion du tournage de Colette, une femme libre, dont elle tenait le rôle phare, sous la direction de sa mère, Nadine ; elle sera déclarée morte le 1ᵉʳ août. Dès le début, « le drame de Vilnius » provoque une déflagration dans la presse française, qui ne s’éteindra pas avec la condamnation du chanteur de Noir Désir, en 2004. De « crime passionnel » à « féminicide », les quotidiens nationaux vont offrir au fil des vingt dernières années diverses lectures de l’affaire.

2003, l’été des oppositions

Rapidement, la presse française se trouve sur les lieux. En première place, Le Parisien, qui publie deux articles : un factuel – « Battue par son ami, Marie » –, et un portrait du chanteur. Il y est décrit comme un « pur et dur, très loin du showbiz et des partis politiques, toujours entouré d’un ténébreux halo de mystère ». Et susceptible de « péter les plombs ».

Les semaines suivantes, les prises de parole d’artistes, intellectuels, éditorialistes, vont se succéder dans les pages du Monde, donnant diverses visions de l’affaire – et de Bertrand Cantat.

Le 18 août, moins de trois semaines après la mort de Marie Trintignant, la réalisatrice Hélène Chatelain, les écrivains Claude Faber et Armand Gatti dénoncent ainsi un traitement médiatique qui dépeindrait un Cantat monstrueux, affirmant qu’il se retrouve « sur une scène qui n’est pas la sienne. Dans la peau d’un personnage qui n’est pas écrit pour lui ». Trois jours plus tard, la future patronne de France Culture, Sandrine Treiner – alors journaliste à France 3 –, réplique : « Un peu de pudeur, tout de même ! » Elle appelle à respecter « le sens des mots » : « Jusqu’à preuve du contraire, l’agresseur d’une nuit lituanienne n’est pas un autre que celui qui a agressé. Il n’est pas que cela, c’est l’évidence, mais en l’occurrence, puisque c’est de cette nuit qu’il est question, il est bien en vérité celui qui a frappé. […] Prendre la plume pour ne faire de cet homme qu’un poète enrôlé dans un mauvais film où il n’aurait rien à faire est absolument scandaleux, parce que faux tout simplement. »

De son côté, toujours dans Le Monde, et fidèle à son long combat pour le droit des femmes, Gisèle Halimi s’exprime dès le 5 août : « La violence conjugale tue. Marie Trintignant, par sa fin tragique, en devient un symbole. » Quatre jours plus tard, le quotidien publie un long article : « Le drame de Marie Trintignant a permis de briser le tabou sur les violences conjugales, dont est victime une femme sur dix en France. »

En septembre, c’est dans Libération que l’écrivain Jacques Lanzmann se démarque nettement des discours féministes : « Il y a eu les coups, les coups répétés, assénés. C’est inexcusable, mais c’est explicable, écrit-il. Que s’est-il passé avant les coups ? […] On suppose que les mots ont fait mal. Ils sont montés peu à peu. Ils ont pris de l’intensité, du poids. […] Là, les mots font plus mal que les coups. […] Alors la bête se réveille. On frappe. On frappe pour faire taire les mots qui tuent. […] J’en suis sûr, Bertrand Cantat ne cherchait pas la mise à mort. Il cherchait à se faire aimer davantage. »

L’enquête avance, la presse hésite

Interrogé par les autorités locales, Bertrand Cantat se défend d’avoir voulu tuer sa compagne. Il parle d’un accident, d’un coup de sang et de gifles sous lesquelles Marie serait mal tombée. Renaud Lecadre, qui suit alors l’affaire pour Libération, a récemment regretté dans le podcast Programme B que son journal ait trop relayé cette version : « On aurait pu essayer d’interroger les anciennes compagnes de Bertrand Cantat. »

D’autant qu’elle est vite contredite par les expertises médico-légales. Mi-août, un rapport d’autopsie, signalé par tous les grands quotidiens, « met à mal la version de la gifle et de la chute », écrit Le Monde. À l’automne, une analyse mandatée par la juge d’instruction parisienne affirme que les blessures peuvent certes correspondre à des coups donnés avec le plat de la main, mais que ces coups auraient été répétés, et bien plus nombreux que les quatre avoués.

Si Libération juge que cette analyse rend « plausible » la version du chanteur, Le Parisien explique : « Ce coup fatal aurait été porté avec un “effet de battoir”. En clair, il aurait été porté de haut en bas et ne serait pas une simple gifle. […] Les coups portés au nez et à l’arcade ont forcément entraîné, d’après les médecins, “des hémorragies importantes et immédiates”. Lors de son audition du mois d’août, Cantat avait admis avoir vu ces blessures, mais il avait alors pensé qu’elles ne justifiaient pas des soins immédiats. »

En 2006, « Le Monde » publie un récit sur « L’affaire Bertrand Cantat » sans jamais mentionner les expertises médicales.

En 2006, « Le Monde » publie un récit sur « L’affaire Bertrand Cantat » sans jamais mentionner les expertises médicales. Le Monde

En 2006, Le Monde publiera une série de récits sur de grandes affaires criminelles. Parmi elles, « L’affaire Bertrand Cantat - Marie Trintignant, l’amour battu ». On y retrouve la version du chanteur lors de son procès en 2004. Aucune mention des expertises. L’article conclut : « À la prison de Muret, près de Toulouse, il est un détenu modèle. »

La guerre des clans

Dès le 24 septembre 2003, Nadine Trintignant publie un livre, Ma fille, Marie (éd. Fayard). Sans jamais nommer directement Bertrand Cantat, elle y écrit quatre-vingt-cinq fois « ton meurtrier » et deux fois « ton assassin ». Elle y affirme aussi que Krisztina Rády, l’épouse de Bertrand Cantat, aurait confié au fils de l’actrice avoir été elle-même victime de violences conjugales de sa part – ce qu’elle nie officiellement. Le clan Cantat portera plainte contre Nadine Trintignant, estimant que son livre nuit à la présomption d’innocence. En octobre 2003, cette première bataille judiciaire, mise en abyme du procès pour meurtre à venir, permettra aux avocats des deux camps de s’exercer, Georges Kiejman pour Trintignant, Olivier Metzner, côté Cantat.

Très suivi par la presse, le dénouement de ce procès avant le procès marque les esprits. Libération relatant une scène quasi théâtrale : « Le message de Kiejman l’a emporté. “Nadine Trintignant n’est pas juriste. Pour elle, un homme qui a tué sa fille est un meurtrier”, a tonné Kiejman en s’adressant à Metzner comme un chat fond sur sa proie : “Vous ne voulez pas de mot à connotation juridique ? Ce sera le tueur ? Le bourreau ? Le massacreur ? Votre mot sera le nôtre !” De l’autre côté de la barre, l’avocat de Cantat ne peut qu’écouter, silencieux, immobile. »

Ann Cantat, la sœur de Bertrand, tente de reprendre la main en mai 2004, s’exprimant longuement non pas dans un quotidien, mais dans Le Nouvel Obs. Elle fustige la « haine à l’état brut » que manifesteraient les proches de Marie Trintignant envers son frère. « Marie était du genre pushing the limits en permanence. Elle dégageait quelque chose de très sain, mais de barjot aussi. […] Elle ne se protégeait pas beaucoup. Je sais que des gens peuvent être choqués par mes propos. Mais je parle parce que je l’ai aimée, parce que je l’aime toujours. » Quant à son frère, elle le dit impulsif. « Mais je n’ai jamais vu Bertrand lever la main ou se battre avec quelqu’un. »

En 2011, l’acteur jean-Louis Trintignant, le père de Marie Trintignant, accuse le Festival d’Avignon de complaisance en invitant Bertrant Cantat sur le spectacle de Wajdi Mouawad.

En 2011, l’acteur jean-Louis Trintignant, le père de Marie Trintignant, accuse le Festival d’Avignon de complaisance en invitant Bertrant Cantat sur le spectacle de Wajdi Mouawad. Libération | Le Figaro

Jean-Louis Trintignant, lui aussi, s’exprimera abondamment. En 2011 notamment, alors qu’il est censé croiser Bertrand Cantat au Festival d’Avignon. Il critique sa présence sur le spectacle Des femmes, de Wajdi Mouawad. Polémique qu’évacue le directeur du festival : « Bertrand Cantat a purgé sa peine. » Le chanteur renoncera quand même à sa venue, « par respect », ce que le JDD regrettera. Mais jusqu’à la fin, Jean-Louis Trintignant répétera sa douleur de père endeuillé. À son décès, l’an passé, nombre d’articles citèrent son entretien avec la journaliste Catherine Ceylac pour le livre À la vie, à la mort : « Je suis mort le 1ᵉʳ août 2003, le jour où Marie est morte»

Un procès ultra médiatisé

Le 16 mars 2004 débutait le procès du chanteur à Vilnius. Intense couverture presse. Entre la première audience et l’annonce de sa condamnation (huit ans de prison pour « meurtre commis en cas d’intention indirecte indéterminée »), près de vingt-sept mille mots, soit une cinquantaine de pages A4, auront été imprimés dans les quotidiens nationaux. Les articles donnent à vivre le procès, citant témoignages, plaidoirie et réquisitoire.

Libéré sous conditionnelle au bout de quatre ans, l’intéressé se fait dans un premier temps discret. Jusqu’en 2010, où il commence à remonter sur scène, ce qui marque son retour dans les rubriques culture des journaux. Après l’un de ses concerts, Le Parisien titre « Cantat acclamé par ses fans ». Le journal publie un micro-trottoir aux avis contrastés. Certains jugent que le chanteur « a largement trinqué et c’est lui-même une victime de son acte » ; d’autres, qu’« une personne qui a commis cet acte doit bien sûr se réinsérer dans la société mais aussi faire profil bas ».

La même année, le suicide de Krisztina Rády ne relance pas l’affaire Trintignant dans la presse quotidienne : on note juste des brèves, un article court dans Le Parisien, un autre dans Libération, et une nécrologie dans Le Monde.

Et “Les Inrocks” osent la Une

En octobre 2013, dix ans après le drame, Les Inrocks publient une couverture choc : « Cantat parle ». Sur cinq pages, le chanteur se confie sur la vie après la prison… et la sortie d’un album. Polémique médiatique. Libération commente : « Ne revenons pas sur la légitimité d’un meurtrier condamné et qui a purgé sa peine (quatre ans en prison) à exister (à perpétuité). À la fois civilement et artistiquement. La justice est passée, l’intéressé a payé… » Mais Le Parisien regrette qu’il n’y ait « rien sur le long message laissé par Krisztina Rády à ses parents, où elle parlait d’une ''situation intenable'' avec son ex-compagnon et prétendait ''avoir échappé au pire [] à plusieurs reprises’’ ». Tandis que L’Humanité s’inscrit franchement en faux : « C’est une nausée qui vient de loin. Cantat parle. Certes. Mais il s’agit tout simplement d’une promo. Vendre un album. Faire coïncider les dates entre elles : je me confie. Tu vends mon album. »

En 2013 et en 2017, le magazine culturel « Les Inrockuptibles » publie deux couvertures avec Bertrand Cantat.

En 2013 et en 2017, le magazine culturel « Les Inrockuptibles » publie deux couvertures avec Bertrand Cantat. Les Inrockuptibles

#MeToo change le ton

En 2017, Les Inrocks réitèrent l’expérience de la couv Cantat, avec à l’intérieur, sur plusieurs pages, un nouvel entretien promo sur la sortie d’un album. Manque de chance, le New York Times a publié cinq jours avant l’article lançant l’affaire Weinstein… Cette fois, il n’y a plus de débat, la couverture fait tache.

La presse, comme la société tout entière, se retrouve confontée à un nouveau discours sur les violences sexistes et sexuelles. Et la question devient : Bertrand Cantat peut-il légitimement remonter sur scène ? De nouveau, une succession d’avis sont publiés dans Le Parisien ou Libération, qui laissent aux lecteurs le soin de trancher. Idem pour La Croix, très discret jusqu’alors sur l’affaire, qui publie en face à face et sur la même page l’opinion du père Jean-Marie Gueullette, prêtre dominicain, professeur à l’Université catholique de Lyon (qui prône la « miséricorde »), et celle de Raphaëlle Rémy-Leleu, porte-parole d’Osez le féminisme : « laisser Bertrand Cantat être adulé participe d’une sorte de construction de l’impunité ».

Ces cinq dernières années, la tonalité générale a encore évolué. Le « drame passionnel » a disparu du lexique journalistique, et c’est bien d’un « féminicide » qu’a été victime Marie Trintignant. Quant au questionnement sur la place que peut occuper Bertrand Cantat dans l’espace public, il persiste, reflet de l’éternel débat sur la possibilité de « séparer l’homme de l’artiste »… Mais pour Frédéric Vezard, rédacteur en chef des Dernières Nouvelles d’Alsace : « Bertrand Cantat, c’est quelqu’un à qui on ne peut plus pardonner. »

Dans Libération du 27 juillet 2023, la chanteuse Lio, proche de Marie Trintignant et fervente féministe, assène : « À ceux qui disent qu’il a payé sa dette, je réponds : quatre ans de prison, c’est ce que vaut la vie d’une femme ? »

Adblock test (Why?)

Read Again

Vingt ans, c’est le temps qu’il aura fallu pour désigner le meurtre de Marie Trintignant par Bertrand Cantat en 2003 comme un féminicide dans la presse. Retour sur le cas de violence conjugale le plus médiatisé de France.

Le chanteur du groupe Noir Désir le 31 juillet 2003 au tribunal à Vilnius en Lituanie, quelques jours après avoir battu à mort sa compagne, l’actrice Marie Trintignant.

Le chanteur du groupe Noir Désir le 31 juillet 2003 au tribunal à Vilnius en Lituanie, quelques jours après avoir battu à mort sa compagne, l’actrice Marie Trintignant. Photo Eric Feferberg / AFP

Par Shad De Bary

Publié le 28 juillet 2023 à 16h59

Il y a vingt ans, le 27 juillet 2003, Marie Trintignant est transportée à l’hôpital de Vilnius dans le coma, après avoir été frappée par son compagnon, Bertrand Cantat. La comédienne se trouvait en Lituanie à l’occasion du tournage de Colette, une femme libre, dont elle tenait le rôle phare, sous la direction de sa mère, Nadine ; elle sera déclarée morte le 1ᵉʳ août. Dès le début, « le drame de Vilnius » provoque une déflagration dans la presse française, qui ne s’éteindra pas avec la condamnation du chanteur de Noir Désir, en 2004. De « crime passionnel » à « féminicide », les quotidiens nationaux vont offrir au fil des vingt dernières années diverses lectures de l’affaire.

2003, l’été des oppositions

Rapidement, la presse française se trouve sur les lieux. En première place, Le Parisien, qui publie deux articles : un factuel – « Battue par son ami, Marie » –, et un portrait du chanteur. Il y est décrit comme un « pur et dur, très loin du showbiz et des partis politiques, toujours entouré d’un ténébreux halo de mystère ». Et susceptible de « péter les plombs ».

Les semaines suivantes, les prises de parole d’artistes, intellectuels, éditorialistes, vont se succéder dans les pages du Monde, donnant diverses visions de l’affaire – et de Bertrand Cantat.

Le 18 août, moins de trois semaines après la mort de Marie Trintignant, la réalisatrice Hélène Chatelain, les écrivains Claude Faber et Armand Gatti dénoncent ainsi un traitement médiatique qui dépeindrait un Cantat monstrueux, affirmant qu’il se retrouve « sur une scène qui n’est pas la sienne. Dans la peau d’un personnage qui n’est pas écrit pour lui ». Trois jours plus tard, la future patronne de France Culture, Sandrine Treiner – alors journaliste à France 3 –, réplique : « Un peu de pudeur, tout de même ! » Elle appelle à respecter « le sens des mots » : « Jusqu’à preuve du contraire, l’agresseur d’une nuit lituanienne n’est pas un autre que celui qui a agressé. Il n’est pas que cela, c’est l’évidence, mais en l’occurrence, puisque c’est de cette nuit qu’il est question, il est bien en vérité celui qui a frappé. […] Prendre la plume pour ne faire de cet homme qu’un poète enrôlé dans un mauvais film où il n’aurait rien à faire est absolument scandaleux, parce que faux tout simplement. »

De son côté, toujours dans Le Monde, et fidèle à son long combat pour le droit des femmes, Gisèle Halimi s’exprime dès le 5 août : « La violence conjugale tue. Marie Trintignant, par sa fin tragique, en devient un symbole. » Quatre jours plus tard, le quotidien publie un long article : « Le drame de Marie Trintignant a permis de briser le tabou sur les violences conjugales, dont est victime une femme sur dix en France. »

En septembre, c’est dans Libération que l’écrivain Jacques Lanzmann se démarque nettement des discours féministes : « Il y a eu les coups, les coups répétés, assénés. C’est inexcusable, mais c’est explicable, écrit-il. Que s’est-il passé avant les coups ? […] On suppose que les mots ont fait mal. Ils sont montés peu à peu. Ils ont pris de l’intensité, du poids. […] Là, les mots font plus mal que les coups. […] Alors la bête se réveille. On frappe. On frappe pour faire taire les mots qui tuent. […] J’en suis sûr, Bertrand Cantat ne cherchait pas la mise à mort. Il cherchait à se faire aimer davantage. »

L’enquête avance, la presse hésite

Interrogé par les autorités locales, Bertrand Cantat se défend d’avoir voulu tuer sa compagne. Il parle d’un accident, d’un coup de sang et de gifles sous lesquelles Marie serait mal tombée. Renaud Lecadre, qui suit alors l’affaire pour Libération, a récemment regretté dans le podcast Programme B que son journal ait trop relayé cette version : « On aurait pu essayer d’interroger les anciennes compagnes de Bertrand Cantat. »

D’autant qu’elle est vite contredite par les expertises médico-légales. Mi-août, un rapport d’autopsie, signalé par tous les grands quotidiens, « met à mal la version de la gifle et de la chute », écrit Le Monde. À l’automne, une analyse mandatée par la juge d’instruction parisienne affirme que les blessures peuvent certes correspondre à des coups donnés avec le plat de la main, mais que ces coups auraient été répétés, et bien plus nombreux que les quatre avoués.

Si Libération juge que cette analyse rend « plausible » la version du chanteur, Le Parisien explique : « Ce coup fatal aurait été porté avec un “effet de battoir”. En clair, il aurait été porté de haut en bas et ne serait pas une simple gifle. […] Les coups portés au nez et à l’arcade ont forcément entraîné, d’après les médecins, “des hémorragies importantes et immédiates”. Lors de son audition du mois d’août, Cantat avait admis avoir vu ces blessures, mais il avait alors pensé qu’elles ne justifiaient pas des soins immédiats. »

En 2006, « Le Monde » publie un récit sur « L’affaire Bertrand Cantat » sans jamais mentionner les expertises médicales.

En 2006, « Le Monde » publie un récit sur « L’affaire Bertrand Cantat » sans jamais mentionner les expertises médicales. Le Monde

En 2006, Le Monde publiera une série de récits sur de grandes affaires criminelles. Parmi elles, « L’affaire Bertrand Cantat - Marie Trintignant, l’amour battu ». On y retrouve la version du chanteur lors de son procès en 2004. Aucune mention des expertises. L’article conclut : « À la prison de Muret, près de Toulouse, il est un détenu modèle. »

La guerre des clans

Dès le 24 septembre 2003, Nadine Trintignant publie un livre, Ma fille, Marie (éd. Fayard). Sans jamais nommer directement Bertrand Cantat, elle y écrit quatre-vingt-cinq fois « ton meurtrier » et deux fois « ton assassin ». Elle y affirme aussi que Krisztina Rády, l’épouse de Bertrand Cantat, aurait confié au fils de l’actrice avoir été elle-même victime de violences conjugales de sa part – ce qu’elle nie officiellement. Le clan Cantat portera plainte contre Nadine Trintignant, estimant que son livre nuit à la présomption d’innocence. En octobre 2003, cette première bataille judiciaire, mise en abyme du procès pour meurtre à venir, permettra aux avocats des deux camps de s’exercer, Georges Kiejman pour Trintignant, Olivier Metzner, côté Cantat.

Très suivi par la presse, le dénouement de ce procès avant le procès marque les esprits. Libération relatant une scène quasi théâtrale : « Le message de Kiejman l’a emporté. “Nadine Trintignant n’est pas juriste. Pour elle, un homme qui a tué sa fille est un meurtrier”, a tonné Kiejman en s’adressant à Metzner comme un chat fond sur sa proie : “Vous ne voulez pas de mot à connotation juridique ? Ce sera le tueur ? Le bourreau ? Le massacreur ? Votre mot sera le nôtre !” De l’autre côté de la barre, l’avocat de Cantat ne peut qu’écouter, silencieux, immobile. »

Ann Cantat, la sœur de Bertrand, tente de reprendre la main en mai 2004, s’exprimant longuement non pas dans un quotidien, mais dans Le Nouvel Obs. Elle fustige la « haine à l’état brut » que manifesteraient les proches de Marie Trintignant envers son frère. « Marie était du genre pushing the limits en permanence. Elle dégageait quelque chose de très sain, mais de barjot aussi. […] Elle ne se protégeait pas beaucoup. Je sais que des gens peuvent être choqués par mes propos. Mais je parle parce que je l’ai aimée, parce que je l’aime toujours. » Quant à son frère, elle le dit impulsif. « Mais je n’ai jamais vu Bertrand lever la main ou se battre avec quelqu’un. »

En 2011, l’acteur jean-Louis Trintignant, le père de Marie Trintignant, accuse le Festival d’Avignon de complaisance en invitant Bertrant Cantat sur le spectacle de Wajdi Mouawad.

En 2011, l’acteur jean-Louis Trintignant, le père de Marie Trintignant, accuse le Festival d’Avignon de complaisance en invitant Bertrant Cantat sur le spectacle de Wajdi Mouawad. Libération | Le Figaro

Jean-Louis Trintignant, lui aussi, s’exprimera abondamment. En 2011 notamment, alors qu’il est censé croiser Bertrand Cantat au Festival d’Avignon. Il critique sa présence sur le spectacle Des femmes, de Wajdi Mouawad. Polémique qu’évacue le directeur du festival : « Bertrand Cantat a purgé sa peine. » Le chanteur renoncera quand même à sa venue, « par respect », ce que le JDD regrettera. Mais jusqu’à la fin, Jean-Louis Trintignant répétera sa douleur de père endeuillé. À son décès, l’an passé, nombre d’articles citèrent son entretien avec la journaliste Catherine Ceylac pour le livre À la vie, à la mort : « Je suis mort le 1ᵉʳ août 2003, le jour où Marie est morte»

Un procès ultra médiatisé

Le 16 mars 2004 débutait le procès du chanteur à Vilnius. Intense couverture presse. Entre la première audience et l’annonce de sa condamnation (huit ans de prison pour « meurtre commis en cas d’intention indirecte indéterminée »), près de vingt-sept mille mots, soit une cinquantaine de pages A4, auront été imprimés dans les quotidiens nationaux. Les articles donnent à vivre le procès, citant témoignages, plaidoirie et réquisitoire.

Libéré sous conditionnelle au bout de quatre ans, l’intéressé se fait dans un premier temps discret. Jusqu’en 2010, où il commence à remonter sur scène, ce qui marque son retour dans les rubriques culture des journaux. Après l’un de ses concerts, Le Parisien titre « Cantat acclamé par ses fans ». Le journal publie un micro-trottoir aux avis contrastés. Certains jugent que le chanteur « a largement trinqué et c’est lui-même une victime de son acte » ; d’autres, qu’« une personne qui a commis cet acte doit bien sûr se réinsérer dans la société mais aussi faire profil bas ».

La même année, le suicide de Krisztina Rády ne relance pas l’affaire Trintignant dans la presse quotidienne : on note juste des brèves, un article court dans Le Parisien, un autre dans Libération, et une nécrologie dans Le Monde.

Et “Les Inrocks” osent la Une

En octobre 2013, dix ans après le drame, Les Inrocks publient une couverture choc : « Cantat parle ». Sur cinq pages, le chanteur se confie sur la vie après la prison… et la sortie d’un album. Polémique médiatique. Libération commente : « Ne revenons pas sur la légitimité d’un meurtrier condamné et qui a purgé sa peine (quatre ans en prison) à exister (à perpétuité). À la fois civilement et artistiquement. La justice est passée, l’intéressé a payé… » Mais Le Parisien regrette qu’il n’y ait « rien sur le long message laissé par Krisztina Rády à ses parents, où elle parlait d’une ''situation intenable'' avec son ex-compagnon et prétendait ''avoir échappé au pire [] à plusieurs reprises’’ ». Tandis que L’Humanité s’inscrit franchement en faux : « C’est une nausée qui vient de loin. Cantat parle. Certes. Mais il s’agit tout simplement d’une promo. Vendre un album. Faire coïncider les dates entre elles : je me confie. Tu vends mon album. »

En 2013 et en 2017, le magazine culturel « Les Inrockuptibles » publie deux couvertures avec Bertrand Cantat.

En 2013 et en 2017, le magazine culturel « Les Inrockuptibles » publie deux couvertures avec Bertrand Cantat. Les Inrockuptibles

#MeToo change le ton

En 2017, Les Inrocks réitèrent l’expérience de la couv Cantat, avec à l’intérieur, sur plusieurs pages, un nouvel entretien promo sur la sortie d’un album. Manque de chance, le New York Times a publié cinq jours avant l’article lançant l’affaire Weinstein… Cette fois, il n’y a plus de débat, la couverture fait tache.

La presse, comme la société tout entière, se retrouve confontée à un nouveau discours sur les violences sexistes et sexuelles. Et la question devient : Bertrand Cantat peut-il légitimement remonter sur scène ? De nouveau, une succession d’avis sont publiés dans Le Parisien ou Libération, qui laissent aux lecteurs le soin de trancher. Idem pour La Croix, très discret jusqu’alors sur l’affaire, qui publie en face à face et sur la même page l’opinion du père Jean-Marie Gueullette, prêtre dominicain, professeur à l’Université catholique de Lyon (qui prône la « miséricorde »), et celle de Raphaëlle Rémy-Leleu, porte-parole d’Osez le féminisme : « laisser Bertrand Cantat être adulé participe d’une sorte de construction de l’impunité ».

Ces cinq dernières années, la tonalité générale a encore évolué. Le « drame passionnel » a disparu du lexique journalistique, et c’est bien d’un « féminicide » qu’a été victime Marie Trintignant. Quant au questionnement sur la place que peut occuper Bertrand Cantat dans l’espace public, il persiste, reflet de l’éternel débat sur la possibilité de « séparer l’homme de l’artiste »… Mais pour Frédéric Vezard, rédacteur en chef des Dernières Nouvelles d’Alsace : « Bertrand Cantat, c’est quelqu’un à qui on ne peut plus pardonner. »

Dans Libération du 27 juillet 2023, la chanteuse Lio, proche de Marie Trintignant et fervente féministe, assène : « À ceux qui disent qu’il a payé sa dette, je réponds : quatre ans de prison, c’est ce que vaut la vie d’une femme ? »

Adblock test (Why?)



Bagikan Berita Ini

0 Response to "L'affaire Bertrand Cantat en vingt ans de couverture médiatique : de “crime passionnel” à “féminicide” - Télérama.fr"

Post a Comment

Powered by Blogger.