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L'affaire Depardieu réécrit «Le Mariage de Figaro» | Slate.fr - Slate.fr

Temps de lecture : 5 min

Combinant lutte des sexes et lutte des classes, elle évoque la célèbre pièce de Beaumarchais, qui date du… XVIIIe siècle. Certains comportements semblent immuables.

Gérard Depardieu dans Umami (Slony Sow, 2022). | Oliver-Frost Films / Sunny Side / Collection ChristopheL / AFP
Gérard Depardieu dans Umami (Slony Sow, 2022). | Oliver-Frost Films / Sunny Side / Collection ChristopheL / AFP

«N'effacez pas Gérard Depardieu», proclamaient les signataires d'une tribune publiée dans Le Figaro le 25 décembre 2023. Ce texte de soutien réunit la fine fleur du cinéma français depuis plusieurs décennies, de Carole Bouquet à Nathalie Baye, en passant par Yvan Attal ou Pierre Richard, sans oublier Gérard Darmon ou Nadine Trintignant. Quelques jours auparavant, Emmanuel Macron avait affiché son admiration pour cet «immense acteur» et estimait «en tant que président de la République et en tant que citoyen [que Gérard Depardieu] rend fière la France».

Deux prises de position éclatantes qui, en soutenant Gérard Depardieu, «oublient» de parler des nombreuses femmes qui l'accusent de viols ou d'agressions sexuelles et des procédures judiciaires à son encontre. Pourtant, elles sont nombreuses à avoir pris la parole. N'est-ce pas plutôt elles qui sont «effacées» par ces soutiens venus de si haut?

C'est ce qu'explique une autre tribune, signée par 660, puis 2.500 puis «8.000 artistes», publiée par un site quasi inconnu, Cerveaux non disponibles, et relayée par Mediapart: «Si la remise en cause de l'impunité de Depardieu était une “chasse à l'homme”, alors comment qualifier les agressions bien réelles que subissent les femmes victimes de violences masculines chaque jour?»

Plus de six ans après l'irruption de #MeToo dans la sphère publique, tout cela a quelque chose de terriblement anachronique. À la lecture de ces différents textes, comme des faits relatés, des accusations ou des témoignages, une lecture ancienne s'impose, comme une évidence: Le Mariage de Figaro. Naïvement, on croyait la pièce de Beaumarchais figée dans son contexte historique. Or, la plupart des éléments auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui y figurent: la lutte des sexes se double d'une lutte des classes, amorçant un changement de monde qui suscite résistances et aveuglements.

Droit de cuissage moderne

Le premier élément est celui du scandale que provoquent la libération de la parole des victimes et l'impact de cette prise de parole publique. Chez Beaumarchais, c'est par ce moyen que la (très) jeune Fanchette parvient à obtenir d'épouser Chérubin, ce que le comte Almaviva lui refuse.

– Fanchette, étourdiment: Ah, monseigneur, entendez-moi! Toutes les fois que vous venez m'embrasser, vous savez bien que vous dites toujours: «Si tu veux m'aimer, petite Fanchette, je te donnerai ce que tu voudras.»

Et, bien sûr, confronté publiquement à sa culpabilité, le comte s'indigne.

– Le Comte, déconcerté, à part: Il y a un mauvais génie qui tourne tout ici contre moi!

En 2023, ce «mauvais génie» est devenu complot, cabale, chasse à l'homme, mise au pilori médiatique. Pour nous en convaincre, comme Depardieu, le comte aurait pu publier une tribune pour «enfin [nous] dire [sa] vérité». Plus simplement, comme notre «immense acteur», il fait confiance à ses obligés pour lui apporter son soutien. Aux magistrats véreux de 1778 succèdent les stars du cinéma français. Sans qu'il soit possible de déterminer la part de calcul, d'amitié ou d'aveuglement contenue dans la tribune de soutien ou dans les mots du président de la République.

De fait, une solidarité de classe a surgi. À sa manière, elle légitime un droit de cuissage moderne, celui de la main dans la culotte, des attouchements, des grivoiseries, et plus si sans affinités. Un droit de cuissage qui s'exerce sur des femmes le plus souvent jeunes, vulnérables, sous le regard complice –ou détourné mais tout aussi complice– des plateaux. Les accusations de viols visant Patrick Poivre d'Arvor font état d'un même droit de cuissage, celui d'une noblesse télévisuelle, avec la complexité d'une cour gênée ou complaisante, toujours silencieuse. Autrefois, l'impunité était un privilège de naissance; aujourd'hui, un privilège qu'autorise le talent ou la célébrité.

Un attachement viscéral à une société de classes sexiste

Le droit de cuissage est au cœur de la pièce de Beaumarchais. S'il est évité par la grâce d'un heureux dénouement, sa menace pèse constamment sur Suzanne, fiancée à Figaro mais convoitée par le comte.

– Suzanne: Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le comte Almaviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme: c'est sur la tienne, entends-tu? qu'il a jeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement ne nuira pas. Et c'est ce que le loyal Basile, honnête agent de ses plaisirs, et mon noble maître à chanter, me répète chaque jour en me donnant leçon.

Soutenir Depardieu sans une pensée, un regard, un mot pour celles qui l'accusent, témoigne d'un attachement viscéral à une société de classes sexiste, où le signataire défend l'accusé autant que sa condition sociale. Il y a quelques années, l'affaire DSK avait déjà mis en évidence ce terrifiant mépris anachronique, à l'instar du mot malheureux mais ô combien révélateur de Jean-François Kahn, évoquant «une imprudence», «un troussage de domestique».

Annonçant 1789, Le Mariage de Figaro combinait prédation sexuelle et lutte des classes. Il est malheureux que ce texte prémonitoire soit toujours d'actualité en 2024. Il suffit de regarder les signataires des tribunes pour s'en convaincre. Aux stars qui soutiennent Depardieu comme elles auraient excusé Almaviva répondent les sans-grades des tournages, les petits du show-biz, les inconnus du star system, auxquels se joignent des activistes ou des journalistes, tous présentés comme «artistes»… Une légion de proies potentielles, qui refusent autant qu'elles craignent, dans leur légitime revendication d'une part de gâteau, de subir attouchements, agressions, viols, refusent les humiliations, le mépris et l'effacement.

Nous sommes en 2024 et la différence de statut entre les deux «camps» est frappante. Le choix des supports est tout aussi éclairant: un site marginal pour les «petits», les colonnes du Figaro (ironie de l'histoire) pour les «grands». D'une certaine manière, le média est ici le message.

Un conflit de générations

Vieilles gloires d'un côté, jeunes en devenir de l'autre: à quelques exceptions près, la confrontation est frappante. Il ne s'agit pas de gérontophobie ou de jeunisme mais de deux regards portés sur le monde. Car c'est aussi un conflit de générations qui se joue. Un autre monde se dessine; il rencontre et continuera de rencontrer des résistances nombreuses, entre revendications de mains au cul et spécificités du flirt à la française, rigolades gauloises, culture du viol. Notre société qu'on ne soupçonnait pas si patriarcale, ne cesse d'être bousculée par l'effet #MeToo, cette parole douloureuse autant qu'émancipatrice, ce besoin de justice immédiat confronté aux lenteurs et atermoiements de l'institution judicaire.

Lorsqu'il écrit sa pièce en 1778, Beaumarchais ne peut deviner qu'une décennie après, l'Ancien Régime amorcerait sa lente décomposition. L'avait-il pressenti? C'est probable. Ceux qui exercèrent leur censure (lettres au lieutenant de police, rapports défavorables ou favorables de censeurs, blocage royal…) en avaient évidemment perçu le caractère dévastateur.

La France de 2024 n'est pas celle de 1778. Mais elle en conserve certains atours: monarchie présidentielle, rigidité centralisatrice, noblesse d'État issue des grandes écoles… Rien d'étonnant donc à ce que la sexualité des puissants s'exerce encore au détriment des faibles, et qu'il se trouve des courtisans pour s'en féliciter. Pour combien de temps encore? Spoiler: longtemps.

P.-S. Excepté Jacques Weber, aux mots justes et réparateurs, on n'évoquera pas ici les misérables qui, après avoir soutenu Depardieu, se sont dédits lorsqu'ils ont senti passer le vent de la guillotine de l'opinion.

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Combinant lutte des sexes et lutte des classes, elle évoque la célèbre pièce de Beaumarchais, qui date du… XVIIIe siècle. Certains comportements semblent immuables.

Gérard Depardieu dans Umami (Slony Sow, 2022). | Oliver-Frost Films / Sunny Side / Collection ChristopheL / AFP
Gérard Depardieu dans Umami (Slony Sow, 2022). | Oliver-Frost Films / Sunny Side / Collection ChristopheL / AFP

«N'effacez pas Gérard Depardieu», proclamaient les signataires d'une tribune publiée dans Le Figaro le 25 décembre 2023. Ce texte de soutien réunit la fine fleur du cinéma français depuis plusieurs décennies, de Carole Bouquet à Nathalie Baye, en passant par Yvan Attal ou Pierre Richard, sans oublier Gérard Darmon ou Nadine Trintignant. Quelques jours auparavant, Emmanuel Macron avait affiché son admiration pour cet «immense acteur» et estimait «en tant que président de la République et en tant que citoyen [que Gérard Depardieu] rend fière la France».

Deux prises de position éclatantes qui, en soutenant Gérard Depardieu, «oublient» de parler des nombreuses femmes qui l'accusent de viols ou d'agressions sexuelles et des procédures judiciaires à son encontre. Pourtant, elles sont nombreuses à avoir pris la parole. N'est-ce pas plutôt elles qui sont «effacées» par ces soutiens venus de si haut?

C'est ce qu'explique une autre tribune, signée par 660, puis 2.500 puis «8.000 artistes», publiée par un site quasi inconnu, Cerveaux non disponibles, et relayée par Mediapart: «Si la remise en cause de l'impunité de Depardieu était une “chasse à l'homme”, alors comment qualifier les agressions bien réelles que subissent les femmes victimes de violences masculines chaque jour?»

Plus de six ans après l'irruption de #MeToo dans la sphère publique, tout cela a quelque chose de terriblement anachronique. À la lecture de ces différents textes, comme des faits relatés, des accusations ou des témoignages, une lecture ancienne s'impose, comme une évidence: Le Mariage de Figaro. Naïvement, on croyait la pièce de Beaumarchais figée dans son contexte historique. Or, la plupart des éléments auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui y figurent: la lutte des sexes se double d'une lutte des classes, amorçant un changement de monde qui suscite résistances et aveuglements.

Droit de cuissage moderne

Le premier élément est celui du scandale que provoquent la libération de la parole des victimes et l'impact de cette prise de parole publique. Chez Beaumarchais, c'est par ce moyen que la (très) jeune Fanchette parvient à obtenir d'épouser Chérubin, ce que le comte Almaviva lui refuse.

– Fanchette, étourdiment: Ah, monseigneur, entendez-moi! Toutes les fois que vous venez m'embrasser, vous savez bien que vous dites toujours: «Si tu veux m'aimer, petite Fanchette, je te donnerai ce que tu voudras.»

Et, bien sûr, confronté publiquement à sa culpabilité, le comte s'indigne.

– Le Comte, déconcerté, à part: Il y a un mauvais génie qui tourne tout ici contre moi!

En 2023, ce «mauvais génie» est devenu complot, cabale, chasse à l'homme, mise au pilori médiatique. Pour nous en convaincre, comme Depardieu, le comte aurait pu publier une tribune pour «enfin [nous] dire [sa] vérité». Plus simplement, comme notre «immense acteur», il fait confiance à ses obligés pour lui apporter son soutien. Aux magistrats véreux de 1778 succèdent les stars du cinéma français. Sans qu'il soit possible de déterminer la part de calcul, d'amitié ou d'aveuglement contenue dans la tribune de soutien ou dans les mots du président de la République.

De fait, une solidarité de classe a surgi. À sa manière, elle légitime un droit de cuissage moderne, celui de la main dans la culotte, des attouchements, des grivoiseries, et plus si sans affinités. Un droit de cuissage qui s'exerce sur des femmes le plus souvent jeunes, vulnérables, sous le regard complice –ou détourné mais tout aussi complice– des plateaux. Les accusations de viols visant Patrick Poivre d'Arvor font état d'un même droit de cuissage, celui d'une noblesse télévisuelle, avec la complexité d'une cour gênée ou complaisante, toujours silencieuse. Autrefois, l'impunité était un privilège de naissance; aujourd'hui, un privilège qu'autorise le talent ou la célébrité.

Un attachement viscéral à une société de classes sexiste

Le droit de cuissage est au cœur de la pièce de Beaumarchais. S'il est évité par la grâce d'un heureux dénouement, sa menace pèse constamment sur Suzanne, fiancée à Figaro mais convoitée par le comte.

– Suzanne: Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le comte Almaviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme: c'est sur la tienne, entends-tu? qu'il a jeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement ne nuira pas. Et c'est ce que le loyal Basile, honnête agent de ses plaisirs, et mon noble maître à chanter, me répète chaque jour en me donnant leçon.

Soutenir Depardieu sans une pensée, un regard, un mot pour celles qui l'accusent, témoigne d'un attachement viscéral à une société de classes sexiste, où le signataire défend l'accusé autant que sa condition sociale. Il y a quelques années, l'affaire DSK avait déjà mis en évidence ce terrifiant mépris anachronique, à l'instar du mot malheureux mais ô combien révélateur de Jean-François Kahn, évoquant «une imprudence», «un troussage de domestique».

Annonçant 1789, Le Mariage de Figaro combinait prédation sexuelle et lutte des classes. Il est malheureux que ce texte prémonitoire soit toujours d'actualité en 2024. Il suffit de regarder les signataires des tribunes pour s'en convaincre. Aux stars qui soutiennent Depardieu comme elles auraient excusé Almaviva répondent les sans-grades des tournages, les petits du show-biz, les inconnus du star system, auxquels se joignent des activistes ou des journalistes, tous présentés comme «artistes»… Une légion de proies potentielles, qui refusent autant qu'elles craignent, dans leur légitime revendication d'une part de gâteau, de subir attouchements, agressions, viols, refusent les humiliations, le mépris et l'effacement.

Nous sommes en 2024 et la différence de statut entre les deux «camps» est frappante. Le choix des supports est tout aussi éclairant: un site marginal pour les «petits», les colonnes du Figaro (ironie de l'histoire) pour les «grands». D'une certaine manière, le média est ici le message.

Un conflit de générations

Vieilles gloires d'un côté, jeunes en devenir de l'autre: à quelques exceptions près, la confrontation est frappante. Il ne s'agit pas de gérontophobie ou de jeunisme mais de deux regards portés sur le monde. Car c'est aussi un conflit de générations qui se joue. Un autre monde se dessine; il rencontre et continuera de rencontrer des résistances nombreuses, entre revendications de mains au cul et spécificités du flirt à la française, rigolades gauloises, culture du viol. Notre société qu'on ne soupçonnait pas si patriarcale, ne cesse d'être bousculée par l'effet #MeToo, cette parole douloureuse autant qu'émancipatrice, ce besoin de justice immédiat confronté aux lenteurs et atermoiements de l'institution judicaire.

Lorsqu'il écrit sa pièce en 1778, Beaumarchais ne peut deviner qu'une décennie après, l'Ancien Régime amorcerait sa lente décomposition. L'avait-il pressenti? C'est probable. Ceux qui exercèrent leur censure (lettres au lieutenant de police, rapports défavorables ou favorables de censeurs, blocage royal…) en avaient évidemment perçu le caractère dévastateur.

La France de 2024 n'est pas celle de 1778. Mais elle en conserve certains atours: monarchie présidentielle, rigidité centralisatrice, noblesse d'État issue des grandes écoles… Rien d'étonnant donc à ce que la sexualité des puissants s'exerce encore au détriment des faibles, et qu'il se trouve des courtisans pour s'en féliciter. Pour combien de temps encore? Spoiler: longtemps.

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