Textos, mails, messages vocaux, le bureau de presse de la Warner à Paris a subi pendant plusieurs jours un intense pilonnage par nos soins afin de comprendre si oui ou non, il serait possible de voir le dernier film de Clint Eastwood, le 15 h 17 pour Paris, retraçant le parcours des trois Américains ayant empêché un massacre de masse dans le TGV Thalys le 21 août 2015, attaqué à l’arme lourde par le terroriste belgo-marocain Ayoub El-Khazzani.
Finalement, quelqu’un a fini par décrocher (par mégarde ?) son téléphone, annonçant benoîtement qu’«il n’y aurait pas de projection pour la presse écrite». Dans le même temps, nul n’a pu ignorer le passage en France de Spencer Stone, Alek Skarlatos et Anthony Sadler, interprétant dans le film leur propre rôle, en tournée promo pour quelques magazines et télés triés sur le volet.
Dans le Parisien, on peut lire que le black-out s’expliquait par le fait que le 15 h 17 pour Paris ne sort que vendredi aux Etats-Unis et qu’«un embargo critique a été fixé jusqu’à cette date par la maison mère de Warner à Hollywood». C’est d’ailleurs parfaitement réussi car très exceptionnellement, il y a zéro avis sur le film recensé par Rotten Tomatoes à ce jour, preuve que le black-out est savamment mené.
Luge et chasse-neige manuel
Dans ce genre de cas de figure, de deux choses l’une : soit la boîte de production craint qu’un énorme virage narratif ne soit violemment révélé par ces imbéciles de la presse écrite (en fait non, puisqu’il s’agit d’une histoire abondamment racontée partout et dont l’issue est connue…), soit le film est très mauvais (un constat qui semble avoir été suffisamment partagé en interne à la Warner pour juger plus prudent de ne pas l’exposer aux agaçantes évaluations des critiques de tous poils et de toutes obédiences politiques ou cinéphiles).
Comme il se trouve que le film est en salle depuis ce mercredi matin, c’est donc en luge et équipé d’un chasse-neige manuel que nous avons pu voir enfin et dans une salle totalement déserte à Opéra ce chef-d’œuvre américain que nul n’est censé juger avant vendredi, même si l’AFP a dégainé le premier en trouvant ça consternant.
Clint Eastwood, 87 ans, a connu le plus important succès commercial de sa carrière aux Etats-Unis avec American Sniper en 2014-2015, film relatant sans la moindre nuance morale les agissements de Chris Kyle, dit le «diable de Ramadi», tireur d’élite des troupes américaines revendiquant dans son autobiographie avoir personnellement abattu 255 personnes durant la guerre d’Irak. D’un patriotisme aveugle et revanchard, le film a fédéré massivement derrière le spectacle d’un monde en feu partagé entre la violence positive des Américains et la sauvagerie (et la fourberie) constitutive de leurs ennemis arabes.
A lire aussi :«American Sniper, pan-pan séquence»
En août 2016, Eastwood accorde une interview au magazine Esquire et, sans surprise, apporte son soutien au candidat «antisystème» Donald Trump, qui «tient quelque chose, car en secret tout le monde commence à en avoir marre du politiquement correct, de faire de la lèche. On est en pleine génération lèche-cul, maintenant. On est vraiment dans la génération mauviette» (en VO «pussy generation»).
Le film suivant, Sully, est à nouveau inspiré d’une autobiographie et est une réflexion, plus intéressante quoique discutable, sur l’héroïsme à travers les justifications que doit apporter le commandant de bord Chesley Sullenberger qui, à la suite d’une déficience de l’appareil, a procédé à un amerrissage forcé sur l’Hudson River à New York et se retrouve à la fois célébré par les médias et vivement critiqué par le Conseil national de la sécurité des transports. On peut voir le film comme le biopic blême d’un homme ordinaire qui, n’écoutant pas les machines ni les experts, opte par une sorte de compétence supérieure pour un choix a priori trop risqué et qui ainsi sauve des vies et devient ce héros qu’il ne veut pas être.
A lire aussi :«Sully, patriotisme de haut vol»
On peut aussi voir Sully comme l’émanation d’une défiance à l’encontre des institutions de contrôle cherchant à toute force à vaincre ou écraser l’intuition hétérodoxe d’un individu chevronné dans une sorte de combat inégal entre une nation d’experts trop sûrs d’eux et une constellation d’hommes justes (et évidemment incompris) réduits par l’époque au silence ou à la portion congrue. Soit le storytelling trumpiste dans toute sa retorse inversion des valeurs.
Creuset macho
Ce 15 h 17 pour Paris complète donc ce que l’on peut percevoir pour le moment comme une trilogie sur l’héroïsme américain qui est aussi, on pourra le noter, un héroïsme exclusivement masculin, forgé dans le creuset macho et hautement valorisé par le cinéaste de l’armée, puisque le pilote de ligne Chesley Sullenberger avait lui aussi eu une première carrière dans la United States Air Force et que deux des Américains qui ont foncé têtes baissées contre le terroriste dans le Thalys appartiennent à l’armée américaine.
Le film est navrant en plus d’être inutile parce qu’il embarque les trois protagonistes du désarmement et de la mise hors d’état de nuire d’Ayoub El-Khazzani dans une fiction faussement véridique, trempée d’idéologie, et avec pour seul souci, en fait, d’apporter de l’eau au moulin de tous les illuminés qui pensent que les Etats-Unis en tant que nation ou collectif d’individus sont portés par une force messianique.
Or le personnage principal, Spencer Stone, enfant d’un couple divorcé, épris de guerre et formé dans une école chrétienne où il s’illustre par son indiscipline, est tout au long du récit mû par une intuition mystique, il se sent pousser par quelque chose qui le dépasse si bien que, faisant le touriste avec ses potes en Europe, il entend quasiment une voix lui intimant de passer par Amsterdam puis de se rendre à Paris afin d’accomplir ce pour quoi l’instance divine le prépare de longue date.
D’ailleurs, au début du film, Eastwood montre l’enfant à genoux en prière dans sa chambre tapissée des affiches du Full Metal Jacket de Kubrick et de Letters from Iwo Jima de… lui-même. Et enchaîne avec la première séquence de l’assaut du terroriste islamiste dans le train. Le film construit d’emblée cette confrontation ultime, le corps à corps éloquent entre le soldat blond et rose et le jihadiste brun et basané.
Les deux autres, à savoir Alek Skarlatos et Anthony Sadler, sont ici au mieux des faire-valoir, au pire des potes manquant singulièrement d’idéaux. Seul Stone poursuit obstinément sa voie, jalonnée de déconvenues et porté par le mantra : «Je veux faire la guerre pour sauver des gens.» Il se voyait dans un commando de marines de sauveteurs parachutistes mais il doit accepter une moins glorieuse fonction en tant que simple infirmier militaire éloigné de tout théâtre d’opération. Ce qu’il pourchasse donc lui échoit par une conjonction hasardeuse qu’il aurait été plus prudent de ne pas nimber d’un halo de grâce chrétienne parfaitement hors sujet (d’autant que l’enquête est en cours), sauf à considérer que les cellules dormantes du jihadisme international, dopées à la folie islamique, requièrent pour être correctement refoulées et battues que se lève en face une légion de héros en prière, nourris d’une ferveur symétrique.
Read AgainTextos, mails, messages vocaux, le bureau de presse de la Warner à Paris a subi pendant plusieurs jours un intense pilonnage par nos soins afin de comprendre si oui ou non, il serait possible de voir le dernier film de Clint Eastwood, le 15 h 17 pour Paris, retraçant le parcours des trois Américains ayant empêché un massacre de masse dans le TGV Thalys le 21 août 2015, attaqué à l’arme lourde par le terroriste belgo-marocain Ayoub El-Khazzani.
Finalement, quelqu’un a fini par décrocher (par mégarde ?) son téléphone, annonçant benoîtement qu’«il n’y aurait pas de projection pour la presse écrite». Dans le même temps, nul n’a pu ignorer le passage en France de Spencer Stone, Alek Skarlatos et Anthony Sadler, interprétant dans le film leur propre rôle, en tournée promo pour quelques magazines et télés triés sur le volet.
Dans le Parisien, on peut lire que le black-out s’expliquait par le fait que le 15 h 17 pour Paris ne sort que vendredi aux Etats-Unis et qu’«un embargo critique a été fixé jusqu’à cette date par la maison mère de Warner à Hollywood». C’est d’ailleurs parfaitement réussi car très exceptionnellement, il y a zéro avis sur le film recensé par Rotten Tomatoes à ce jour, preuve que le black-out est savamment mené.
Luge et chasse-neige manuel
Dans ce genre de cas de figure, de deux choses l’une : soit la boîte de production craint qu’un énorme virage narratif ne soit violemment révélé par ces imbéciles de la presse écrite (en fait non, puisqu’il s’agit d’une histoire abondamment racontée partout et dont l’issue est connue…), soit le film est très mauvais (un constat qui semble avoir été suffisamment partagé en interne à la Warner pour juger plus prudent de ne pas l’exposer aux agaçantes évaluations des critiques de tous poils et de toutes obédiences politiques ou cinéphiles).
Comme il se trouve que le film est en salle depuis ce mercredi matin, c’est donc en luge et équipé d’un chasse-neige manuel que nous avons pu voir enfin et dans une salle totalement déserte à Opéra ce chef-d’œuvre américain que nul n’est censé juger avant vendredi, même si l’AFP a dégainé le premier en trouvant ça consternant.
Clint Eastwood, 87 ans, a connu le plus important succès commercial de sa carrière aux Etats-Unis avec American Sniper en 2014-2015, film relatant sans la moindre nuance morale les agissements de Chris Kyle, dit le «diable de Ramadi», tireur d’élite des troupes américaines revendiquant dans son autobiographie avoir personnellement abattu 255 personnes durant la guerre d’Irak. D’un patriotisme aveugle et revanchard, le film a fédéré massivement derrière le spectacle d’un monde en feu partagé entre la violence positive des Américains et la sauvagerie (et la fourberie) constitutive de leurs ennemis arabes.
A lire aussi :«American Sniper, pan-pan séquence»
En août 2016, Eastwood accorde une interview au magazine Esquire et, sans surprise, apporte son soutien au candidat «antisystème» Donald Trump, qui «tient quelque chose, car en secret tout le monde commence à en avoir marre du politiquement correct, de faire de la lèche. On est en pleine génération lèche-cul, maintenant. On est vraiment dans la génération mauviette» (en VO «pussy generation»).
Le film suivant, Sully, est à nouveau inspiré d’une autobiographie et est une réflexion, plus intéressante quoique discutable, sur l’héroïsme à travers les justifications que doit apporter le commandant de bord Chesley Sullenberger qui, à la suite d’une déficience de l’appareil, a procédé à un amerrissage forcé sur l’Hudson River à New York et se retrouve à la fois célébré par les médias et vivement critiqué par le Conseil national de la sécurité des transports. On peut voir le film comme le biopic blême d’un homme ordinaire qui, n’écoutant pas les machines ni les experts, opte par une sorte de compétence supérieure pour un choix a priori trop risqué et qui ainsi sauve des vies et devient ce héros qu’il ne veut pas être.
A lire aussi :«Sully, patriotisme de haut vol»
On peut aussi voir Sully comme l’émanation d’une défiance à l’encontre des institutions de contrôle cherchant à toute force à vaincre ou écraser l’intuition hétérodoxe d’un individu chevronné dans une sorte de combat inégal entre une nation d’experts trop sûrs d’eux et une constellation d’hommes justes (et évidemment incompris) réduits par l’époque au silence ou à la portion congrue. Soit le storytelling trumpiste dans toute sa retorse inversion des valeurs.
Creuset macho
Ce 15 h 17 pour Paris complète donc ce que l’on peut percevoir pour le moment comme une trilogie sur l’héroïsme américain qui est aussi, on pourra le noter, un héroïsme exclusivement masculin, forgé dans le creuset macho et hautement valorisé par le cinéaste de l’armée, puisque le pilote de ligne Chesley Sullenberger avait lui aussi eu une première carrière dans la United States Air Force et que deux des Américains qui ont foncé têtes baissées contre le terroriste dans le Thalys appartiennent à l’armée américaine.
Le film est navrant en plus d’être inutile parce qu’il embarque les trois protagonistes du désarmement et de la mise hors d’état de nuire d’Ayoub El-Khazzani dans une fiction faussement véridique, trempée d’idéologie, et avec pour seul souci, en fait, d’apporter de l’eau au moulin de tous les illuminés qui pensent que les Etats-Unis en tant que nation ou collectif d’individus sont portés par une force messianique.
Or le personnage principal, Spencer Stone, enfant d’un couple divorcé, épris de guerre et formé dans une école chrétienne où il s’illustre par son indiscipline, est tout au long du récit mû par une intuition mystique, il se sent pousser par quelque chose qui le dépasse si bien que, faisant le touriste avec ses potes en Europe, il entend quasiment une voix lui intimant de passer par Amsterdam puis de se rendre à Paris afin d’accomplir ce pour quoi l’instance divine le prépare de longue date.
D’ailleurs, au début du film, Eastwood montre l’enfant à genoux en prière dans sa chambre tapissée des affiches du Full Metal Jacket de Kubrick et de Letters from Iwo Jima de… lui-même. Et enchaîne avec la première séquence de l’assaut du terroriste islamiste dans le train. Le film construit d’emblée cette confrontation ultime, le corps à corps éloquent entre le soldat blond et rose et le jihadiste brun et basané.
Les deux autres, à savoir Alek Skarlatos et Anthony Sadler, sont ici au mieux des faire-valoir, au pire des potes manquant singulièrement d’idéaux. Seul Stone poursuit obstinément sa voie, jalonnée de déconvenues et porté par le mantra : «Je veux faire la guerre pour sauver des gens.» Il se voyait dans un commando de marines de sauveteurs parachutistes mais il doit accepter une moins glorieuse fonction en tant que simple infirmier militaire éloigné de tout théâtre d’opération. Ce qu’il pourchasse donc lui échoit par une conjonction hasardeuse qu’il aurait été plus prudent de ne pas nimber d’un halo de grâce chrétienne parfaitement hors sujet (d’autant que l’enquête est en cours), sauf à considérer que les cellules dormantes du jihadisme international, dopées à la folie islamique, requièrent pour être correctement refoulées et battues que se lève en face une légion de héros en prière, nourris d’une ferveur symétrique.
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